Polanski, ou la honte des césars.
Infamie. Quand un «malaise» se transforme en un scandale qui laissera des traces durables, vient l’heure des mécomptes et de la colère. D’emblée, que les choses soient claires: le J’accuse de Roman Polanski est un grand film de cinéma et plutôt un bon récit historique – à condition, cela va sans dire, de s’accorder avec les quelques «libertés» assumées par le scénario duquel est expurgé le vaste combat pour le capitaine Dreyfus, un mouvement qui mobilisa foules, intellectuels et artistes, de Zola à Jaurès (totalement absent). En somme, et pour résumer, que ce film-là reçoive prix et honneurs – sachant, comme pour tout long métrage, qu’il s’agit d’une œuvre collective – ne constitue pas une flétrissure, a priori. Mais que les votants aux derniers césars osent remettre à Polanski le seul prix inenvisageable en la circonstance, à savoir celui de «la meilleure réalisation», une distinction personnelle, résonne non pas comme une simple provocation mais bel et bien comme une infamie. En agissant de la sorte, les «professionnels de la profession» ont lancé un immense et vulgaire doigt d’honneur au combat des femmes contre le harcèlement, les violences, la domination masculine, et tout ce qui va avec… Ne cachons pas la réalité. Il y aura un avant et un après ce 28 février 2020. Il fera même date dans l’histoire du septième art: une honte pour la France!
Révolution. Comme l’a souligné avec indignation la romancière Virginie Despentes dans Libération: «Quand ça ne va pas, quand ça va trop loin ; on se lève, on se casse et on gueule.» À plus d’un titre, et d’abord contre les puissants, les dominants de la caste supérieure, ceux qui nous donnent l’envie de chialer ou de cogner, depuis leur odieuse démonstration de force lors de cette cérémonie-là. Mais, surtout, ne pas se méprendre. Si, devant notre écran, nous étions de tout cœur «avec» Adèle Haenel lorsqu’elle se leva pour quitter la salle (avec Céline Sciamma et quelques-unes, trop peu), nous sommes avant tout d’accord avec ce qu’elle déclara par la suite à Mediapart: «Ils pensent défendre la liberté d’expression, en réalité ils défendent leur monopole de la parole. Ce qu’ils ont fait, c’est nous renvoyer au silence, nous imposer l’obligation de nous taire. Ils ne veulent pas entendre nos récits. Et toute parole qui n’est pas issue de leurs rangs, qui ne va pas dans leur sens, est considérée comme ne devant pas exister.» Et Adèle Haenel, l’une des premières à briser le tabou du viol et du harcèlement sexuel dans le cinéma français – sans que quiconque, ce soir-là, ne la salue droit dans les yeux pour la remercier de son courage –, précisa le fond de sa pensée: «Ils font de nous des réactionnaires et des puritain·e·s, mais ce n’est pas le souffle de liberté insufflé dans les années 1970 que nous critiquons, mais le fait que cette révolution n’a pas été totale, qu’elle a eu un aspect conservateur, que, pour partie, le pouvoir a été attribué aux mêmes personnes. Avec un nouveau système de légitimation. En fait, nous critiquons le manque de révolution.» Admirables mots, n’est-ce pas? Qui rappellent aux hommes ceux de Simone de Beauvoir qu’ils devraient s’appliquer à eux-mêmes: «Une femme libre est exactement le contraire d’une femme légère.»
Défiance. Mais quel est ce monde déconnecté des réalités du XXIe siècle? Quelle est cette gêne, inexprimable par ceux qui la diffusent? Pourquoi Jean Dujardin avait-il fui? Pourquoi Nicolas Bedos n’avait «rien à dire» sur ce qu’il appelle «cette espèce de séquence sur le combat des femmes»? Leurs absences comme leur mutisme disent en vérité l’effroyable: défendre à demi-mot l’indéfendable. Tel est le sens de ce vote. Et voilà pourquoi le prix décerné à Polanski signe la défiance d’une corporation à l’égard d’une partie d’elle-même et du monde réel. Le processus de sécession risque d’être brutal – sinon définitif…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 mars 2020.]