(Anthologie permanente), Météo Miroir, de Claire Malroux

Par Florence Trocmé

Claire Malroux publie Météo miroir aux éditions Le Bruit du temps.
Aussi blanc ton visage, ô temps,
qu'au fronton des bâtiments la face de l'horloge
C'est la face sans collerette, gueule ni crocs
d'un roi de la jungle juché là-haut qui déguise son empire
comme le chat du Cheshire son corps
derrière son sourire
Lion de l'univers, tu ne souris ni ne rugis,
mais bâilles d'un bâillement perpétuel, non d'ennui
(tu n'es que changement), de faim (étant ta propre proie)
ou de sommeil (ne connaissant ni jour ni nuit),
tu bâilles comme une porte bat, poussée
par inadvertance ou par jeu,
qu'on ne peut plus refermer de l'autre côté du seuil
/
Non, tu n'as même pas de visage
Nous lui substituons des masques
qui à chacun de tes passages se défont
Sous les traits de Protée, j'en ai imaginé quelques-uns
tout aussi éphémères
Pour te saisir vivant, il n'existe pas d'autre instrument
que la mort
Les plus sophistiqués de nos appareils, les télescopes géants,
les traqueurs de planètes,
sont plus inappropriés que les épieux servant jadis
à capturer la baleine blanche
Tu échappes à l'image comme au langage, littéraire ou mathématique
Seules te dévoilent la musique, comme toi invisible,
et la mémoire que ton souffle en ondes fait vibrer,
mais où en fin de compte tu t'égares
(« Invisible Protée », pp. 49 et 50)
*
Jour après jour le temps s’absente, nous laisse
dans une double nuit
d’où nous pourrions ne jamais revenir
ni savoir si nous serons où nous étions, sans le fanal
qui dans l’espace envahit d’épisodes clandestins
nous guide, et tels qu’en nous-mêmes nous réveille
C’est que malgré les fleurs et les couronnes
que sur son lit nous empilons
le temps est à notre image, quelque chose de nu, sans gloire,
traversant notre sommeil en fleuve aveugle
vers nulle mer, comme nous-mêmes, étourdiment,
dévalons la pente de la vie
(p. 57)
*
Le temps au miroir du marais s'arrête,
sourd aux bruits d'alarme, râles de l'herbe tranchée
par les vaches en exil entre les bras d'eau,
plongeons de rats musqués, lourds envols de grues,
grincement sur le sentier de monstres mécaniques
montrant les dents au promeneur échappé du piège
des ronces, orties, chardons, bouses d'autres saisons
Quadrilatères de l'angoisse, humides mouchoirs
dans l'immense main bleue, ras de terre
ramenant de tous côtés de l'horizon à la terre
Seul le tintinnabulement d'une haie de saules
brise par intervalles l'enchantement immobile
un son d'aucun monde comme l'envers du vent
(p.58)
Claire Malroux, Météo miroir, Le Bruit du temps, 2020, 104 p., 17€, en librairie le 6 mars 2020.
Sur le site de l’éditeur :
Avec ce recueil intitulé originellement « Variable, avec vent fort », Claire Malroux s’inscrit en porte-à-faux avec un certain lyrisme du quotidien qui domine la poésie française actuelle. Non pas qu’elle juge sans intérêt l’attention de nombre de ses contemporains au surgissement du merveilleux dans un cadre banal, mais il lui importe, avec les poètes de l’Antiquité et ses vieux compagnons en littérature que sont Novalis, Dickinson et Wallace Stevens, de chercher autour d’elle les signes épars d’une unité fragile de l’univers (« la Terre reconnaît dans le ciel son visage »). Il semble qu’il lui soit donc nécessaire d’écouter et de parler pour le monde muet, de faire place au milieu de nous à la vie des arbres, au « lent tempo de l’éclosion végétale » – le poète fait entendre ici les « râles de l’herbe tranchée ». Météo Miroir, d’un côté, rend compte, par touches, de l’histoire de la matière depuis le point minuscule du big-bang jusqu’à la découverte récente des exoplanètes ; de l’autre propose une exploration de l’existence dans l’unité du jour, de l’aube au crépuscule. Si le livre se clôt sur un hymne à la nuit, c’est aussi que Claire Malroux reconnaît qu’à l’âge qui est le sien il lui faut désormais affronter les grandes énigmes : selon elle, la « force du vent » et « le temps ». C’est là peut-être ce qu’il y a de plus émouvant dans ces pages, cette tension entre l’enfance chaotique du cosmos et la géographie d’une mémoire personnelle vorace mais parfois défaillante, où l’on ne peut que reconnaître la « débandade des mots ». Les nuages qu’elle nous fait observer sont « comme nous plus instables que les végétaux accrochés au sol ».
Le recueil rassemble des poèmes écrits, pour la plupart, entre 2013 et 2018 ; une poignée remonte aux premières années du siècle.