(Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 1

Par Florence Trocmé

Dans la forêt des jours*

Un nouveau feuilleton de Poezibao, Dans la forêt des jours, de Jacques Robinet. Comme une suite à La Monnaie des Jours, le livre que les éditions de La Coopérative ont publié à l’automne 2019.
Chaque parution est accompagnée d’une œuvre de Renaud Allirand.
*titre emprunté à un poème de La Nuit réconciliée de Jacques Robinet, livre de poésie paru aux éditions La Tête à l’envers en 2018

Dans la forêt des jours, 1

9 février 2019 — … Il est vrai qu’il y a peu de différence entre l’enfant qui poussait son voilier sur le bassin des Tuileries et le vieillard qui guide son poème malgré les vents contraires, vers une destination inconnue. Cette image du bassin des Tuileries, si récurrente dans ma pensée, m’amuse — m’étonne. Elle va de pair avec celle du manège du Champ de Mars. Dans les deux cas, me voici en possession d’un bâton ou d’une gaule pour parvenir à un but précis : enfiler des anneaux ou redresser l’esquif prêt à sombrer. La puissance phallique qu’ils me confèrent me fait sourire, évidemment. Que soutient le désir d’écrire à travers tant d’embûches et d’échecs ? La démesure enfantine qui trépigne de ne pas pouvoir soumettre le monde à ses caprices. Mais, penser vaincre la langue est d’une immense naïveté. Les mots sont des serpents retors qui sifflent et grincent à chaque ligne. C’est le lieu de tous les dangers, de toutes les déconvenues. On pense au désespoir de Flaubert rugissant entre deux phrases. Ce qui est donné l’est pas miracle, comme souvent en amour. Tout le reste n’est que simulacre. Vient le moment où les tréteaux s’effondrent, où le spectacle s’achève sous les sifflets. J’avais renoncé autrefois à cet épuisant parcours ; pourquoi ai-je repris les armes il y a sept ans ? Peut-être parce que la route était sur le point de s’achever et que je n’avais plus grand-chose à perdre. A l’heure où le désir charnel sombrait, l’écriture a pris le relai, avec moins de dangers toutefois !
Il y a aussi le plaisir d’inviter à sa table toutes ces voix qui s’adressent à vous, à travers leurs livres, mais qui n’auraient jamais songé à s’inquiéter de vous dans la réalité. Écrire pour s’ouvrir au partage ; lire pour s’introduire dans le cabinet privé où chacun se croit seul. Ces échanges suppléent admirablement à ceux que le monde peut nous offrir. Il suffit de s’installer en bout de table et d’écouter toutes ces voix qui bourdonnent autour de vous. L’écriture est aussi une fête ! Si l’ennui s’en mêle, on peut vite l’écarter. Il est très facile de raccompagner un fâcheux à la porte. J’ai souvent laissé tomber un livre malgré tout le bien qu’on m’en disait. Chacun est libre de choisir ses convives. Mais certains ne l’entendent pas ainsi qui s’échauffent et se fâchent quand on ne partage pas leur avis sur leur écrivain préféré. Lors, même les livres ne vous mettent pas à l’abri du présent qui fait retour en tempêtant. Pour s’apaiser, on rentre chez soi et on ouvre un ouvrage de son choix.
Pensé à ces prisonniers qui ont parfois survécu à l’horreur, parce qu’ils étaient capables de se réciter un poème aimé. On apprenait par cœur autrefois. Je me souviens de ces écrivains, plus âgés que moi, capables de réciter plusieurs poèmes à la suite. Leur mémoire était sans failles. Nous avons perdu un précieux recours contre le mal en croyant pouvoir nous reposer de tout savoir sur Google.
10 fév. 2019 — Long reportage hier, à la télévision, à propos de fouilles archéologiques entreprises en Éthiopie sur des sites recouverts de stèles phalliques. Je passe sur la minutie de l’excavation, la lente progression des couches minutieusement traversées pour atteindre les premiers ossements humains. Les voici enfin, ces pauvres restes qui émergent de la glaise où ils se prolongeaient en paix depuis tant d’années. Combien ? Voilà tout le mystère que veulent lever ces questionneurs inlassables du passé. On fait des prélèvements pour des laboratoires lointains qui vont analyser l’ADN de ces débris. Les archéologues se réjouissent des progrès scientifiques qui permettent de dater les sépultures. On assiste pendant plus d’une heure à une démonstration des instruments les plus variés pour toutes sortes d’investigations : du terrain, des origines de la pierre volcanique qui a fourni les stèles, des résistances des différentes strates qui séparent la surface des dépouilles, englouties en profondeur. Comment ne pas admirer ce perfectionnement de la technique, mais plus encore le désir mystérieux qui jette à genoux ces chercheurs sur des terres ingrates qu’ils passent au tamis avec une infinie patience. Autour d’eux silencieux et incrédules, les regards effarés des autochtones, invités à participer à ces violations des sépultures de leurs ancêtres. Inévitablement, la question se pose : à quoi bon tant d’efforts pour déranger quelques cadavres qui n’en demandaient pas tant ? Combien de milliers de milliards de corps gisent ainsi, enfouis sous l’enveloppe de notre planète, depuis que l’homme existe ? Même malaise ici ou ailleurs — je pense par exemple aux momies qu’on ne cesse de sortir des sables d’Égypte —à ces fémurs en ruine, ces crânes aux dents déchaussées, tous ces ricanements de la mort rendus à l’air libre… C’est vrai que l’on affine ainsi le savoir sur des civilisations oubliées. Curiosité qui s’efforce d’arracher son secret au silence des morts. Tout cela, admirable, déconcertant de gratuité, inconscient de l’outrage, soumis à la loi du désir qui n’en finit pas de questionner ses origines. Pauvres morts ! Sottement, on s’afflige de déranger leur sommeil, alors que tout nous dit et notre foi la première, qu’il ne s’agit là que d’écorces vides, signes dérisoires que quelqu’un autrefois a traversé ces lieux au cours d’un très rapide voyage. Sentiment de la vie fragile et fugace devant cette agitation de fourmis autour d’un tumulus envahi par la végétation. Demain, dans quelques mois, ce sera mon tour, après demain, dans quelques années quelqu’un auscultera ma mâchoire… Il y a de quoi choisir l’incinération, sans hésiter ! Où êtes-vous, multitude innombrable qui, comme nous, avez aimé ce doux royaume, si tôt abandonné ? Le temps, mis à mal par ces découvertes, grimace de tout l’émail de ses dents incorruptibles. Voyez, pauvres morts, rien n’a changé sous les étoiles, hormis la gloire du phallus devenue plus discrète aujourd’hui, malgré sa dictature sournoise. Tant de stèles arrogantes, dressées sous le soleil, rendaient hommage naïvement à votre désir de vivre et survivre. Il nous faut aujourd’hui des représentations plus perverses pour exciter notre libido. Les graffitis des toilettes publiques proclament honteusement ce que vous exhibiez en plein jour : la prédominance du sexe dans nos vies inconsistantes et menacées. Si nous avons perdu en simplicité, avons-nous gagné en sagesse ? On aimerait le croire, sans y croire.
16 fév. 2019 — Grande émotion ce matin en découvrant, grâce à l’INA, un très rare entretien de Marie-Noël, à l’âge de 77 ans. Noble et beau visage de la vieille demoiselle, dite « la fauvette d’Auxerre », douceur du regard, fraicheur de la voix haut perchée. Mais ce qui m’a bouleversé c’est la lecture que Madeleine Robinson donne ensuite du poème sur la mort du petit frère. La comédienne profondément émue semble recomposer mot à mot ces vers d’une simplicité et d’une force inouïe. Elle suit et porte la dépouille de l’enfant, puis dans un sursaut de douleur elle affronte le Dieu muet, le Dieu terrible qui a droit sur nous de vie et de mort. Alors, la voix, rauque de chagrin, semble trébucher, agoniser à son tour, s’anéantir dans le silence d’une Piéta au cœur brisé. Ai-je déjà éprouvé avec autant de force le pouvoir des mots, portés comme ici par la grâce d’une voix souveraine ? La poésie c’est cela : les mots qui s’effacent pour ne pas trahir qui les appelle du plus profond de sa peine ou de sa joie. Ils font escorte, ouvrent le chemin, ne brusquent ni l’ombre, ni la lumière. Ils ne se substituent jamais à celui qui parle, mais le soutiennent et l’accompagnent dans sa révolte ou son abandon. Je ne peux m’intéresser à la poésie qui s’éloigne de sa source : ce qui touche le cœur de l’homme, le déborde, cherche à s’exprimer pour ne pas mourir. Peut-être que tout cela n’a plus de sens à une époque où nul ne songe à se confronter avec la mort, où les slogans bâillonnent la pitié et la douleur, où l’agitation et le bruit désarment le silence, ses questions et son attente. Joie de constater qu’à travers ce tumulte, la voix frêle d’une poétesse endeuillée parvient encore à se faire entendre, nous rejoint, nous invite à partager ses larmes, sa révolte et son espérance en lambeaux. Admirable vérité de cette foi nue, désolée, qui sur le point de céder, s’accroche encore au roc sourd et opaque qui l’écrase de son silence. « Fermer les yeux » pour s’arracher les derniers mots, avant la rupture et le néant. On aimerait pouvoir baiser les mains de cette femme qui a été si loin, si bas, pour nous rejoindre où la douleur côtoie le désespoir. Et on se prend à imaginer ce qu’aurait été son œuvre si elle n’avait pas été brisée de chagrin et délaissée par l’amour. Probablement pas grand-chose : des vignettes heureuses décrivant une province sans histoires, des chansons pour enfants…rien d’essentiel, rien de ce glaive tranchant dont elle fut blessée et qui vibre à jamais au cœur de ses poèmes.
24 fév. 2019 — Plus tard : promenade à travers les champs labourés. Plaisir de retrouver ces invariants qui font depuis longtemps partie de ma vie. Sur les plaines couvertes de pesticide, le grand silence du ciel immense sans nuages. Rien ne s’émeut, rien ne bouge sur ces mornes étendues, cernées de quelques rares coteaux où les chasseurs en embuscade guettent chevreuils et sangliers. Un coup de fusil soulève parfois un vol d’étourneaux qui scintille dans le soleil. Puis plus rien, de nouveau, à perte de vue les sillons noirs d’une terre trop pressurée et, au loin, le petit clocher de notre église qui émerge d’une sapinière —, la certitude paisible d’avoir choisi pour y vivre un pays sans grâce particulière, éloigné des circuits touristiques, abandonné même de ceux qui y sont nés et qui ne trouvent ni travail, ni plaisir à vivre sur ces espaces livrés à une culture intensive où tout semble s’être arrêté. Ce sont pourtant ces paysages arasés que nous avons appris à aimer. Ils nous offrent leur rudesse et leur dépouillement. Rien ici ne distraie le regard. Il faut passer ou bien descendre plus profond, dans l’invisible, où les nappes phréatiques soutiennent les terres asséchées.
26 fév. 2019 — Écrire à nouveau, comme on dresse un barrage contre un raz de marée annoncé. Aucune menace cependant en ce faux printemps qui éclabousse mes fenêtres de lumière. Il faudrait se taire, accueillir, mais l’impatience précède la ferveur. Écrire comme un coureur qui saute les obstacles, ou bien comme un jardinier qui ramasse ses feuilles mortes pour les brûler. Je rêve d’un grand feu de joie avant d’éternelles vacances. Sans me résoudre à le combler, je remplis un puits esseulé qui bée dans le vide. C’est de cela qu’il faudrait pouvoir parler, de cette plaie ouverte, assoiffée. Mais là-dessus la névrose a trop à dire. Je suis las de ses sarabandes effrénées au pied de murailles infranchissables. Les images se pressent entre mes doigts comme une couvée de poussins. On n’en finit jamais avec ces caresses duveteuses qui flottent sur l’abîme du temps ou de la mémoire. Tous ces gémissements engravés au plus profond de l’être. En chacun de nous se débat une amoureuse dans le lierre qui l’enserre jusqu’aux racines de l’arbre avec qui elle se confond. Cortège des arbres silencieux qui escorte ma vie : il n’est brise si légère qui n’éveille vos soupirs. C’est cela qu’il faudrait dire : ces cages trop étroites où le désir se débat. Jusqu’à la fin la certitude d’un mensonge, trahi au jeu des apparences. J’ai appris trop tôt que tout ce qui brille n’est pas en or. Alors, comme ce matin, un forçat secoue les grilles où sa torpeur l’enchaîne, ou bien est-ce Daphné qui d’un laurier s’évade ? La lumière est trop forte, l’appel trop violent ; il faut sortir à tout coup, échapper, courir, sans savoir vers où. La joie détourne la menace. A pile ou face, on joue sa vie jusqu’au prochain obstacle. Courir, courir encore…retenir le soleil. S’étonner d‘être le même quand la plume retombe. Notre vie est pleine de brouillons abandonnés. Un sceau préserve le secret de l’écrit accompli. Entre écorce et aubier, je décrypte le message de la nymphe amoureuse. Sans y parvenir —, de même que s’épaissit la gangue de ces rêves touffus dont je ne peux me libérer. L’autre langage, celui de la force aveugle qui ne se laisse pas abuser et rejaillit du plus profond pour réclamer sa « livre de chair » ; et la chair, justement, crie misère, s’étonne des griffures qui la labourent, s’inquiète de ne pouvoir déchiffrer cette écriture du corps qui exige une réponse.
— À propos du plat pays où j’habite, ces deux vers d’Ossip Mandelstam[1] qui lui font écho :
    L’uniformité des plaines toujours semblables
       Le cercle du ciel devint mon infirmité.
et sans plus rien comparer, seulement pour saluer ce que la plus haute douleur est capable d’offrir :

   Malheureux celui qu’un aboiement épouvante
   Comme son ombre et que fauche le vent,
   Misérable celui qui à demi vivant
   Demande à son ombre la charité.  

Eau-forte de Renaud Allirand
[à suivre]

[1] Ossip Mandelstam — Tristia et autres poèmes – Voronège — Poésie/Gallimard – P. 198 et 199