" Pendant trois décennies, Jean Lecanuet a incarné, en France, le courant de la démocratie sociale d'inspiration chrétienne et du centrisme, avec un talent oratoire exceptionnel, une combativité qui n'excluait ni la tolérance ni l'humour, une fidélité inébranlable à ses convictions. Rénovateur, ce centriste démocrate chrétien a mis beaucoup d'obstination et de patience dans la mission qu'il s'était donnée de rassembler les partisans d'une démocratie libérale et sociale, respectueuse des valeurs éthiques et satisfaisant, selon sa propre définition, à une double exigence, "moraliser l'économie qui ne saurait être livrée aux seules lois du marché, moraliser la politique qui ne saurait être réduite au seul rapport de forces". " (Henri Bourbon, "France Forum" n°285-286, avril 2013).
L'ancien maire de Rouen Jean Lecanuet est né à Rouen il y a 100 ans, le 4 mars 1920. La Normandie fête ce centenaire comme cela aurait été mérité, mais il faut bien reconnaître que la mémoire de Jean Lecanuet n'est plus trop vive dans la vie politique actuelle. Le seul moment où Jean Lecanuet a été ressuscité, ce fut pendant la campagne présidentielle de 2017, celle du premier tour, probablement en provenance de militants de LR, pour fustiger la candidature du candidat Emmanuel Macron taxé de candidat du "centrisme mou".
Ce type d'assertion était une double erreur : d'une part, Jean Lecanuet et Emmanuel Macron sont très différents (j'y reviendrai plus loin) et d'autre part, Jean Lecanuet était loin d'être un "mou" ; du reste, Emmanuel Macron a prouvé, lui aussi, qu'il n'est pas un "mou", puisqu'on lui reprocherait aujourd'hui plutôt le contraire. Un exemple de "mou" en politique, c'est François Hollande.
Tout a commencé avec un article de l'hebdomadaire "Le Point" d'Olivier Pérou publié le 7 avril 2016 à l'occasion de la fondation du mouvement En Marche : " Les points communs entre Lecanuet et Macron sont parfois frappants et ne s'arrêtent pas au sourire séducteur des deux hommes. À l'époque, Jean Lecanuet avait 45 ans. Un jeune candidat en somme, comme Emmanuel Macron qui, s'il se porte candidat en 2017, aura 38 ans [en fait 39]... Et en 2022 ? 43 ans [en fait 44]. Jean Lecanuet s'autoproclame le "Kennedy français". Pro-européen, atlantiste, centriste et réformateur, il dénonce la France gaulliste fossilisée. 50 ans après, Macron souhaite dépasser le clivage droite-gauche. Télégénique, calme et doté d'un physique de jeune premier, il tranche avec les positions autoritaires de Manuel Valls, de Marine Le Pen ou encore de certains membres des Républicains. Ne lui reste plus qu'à annoncé sa candidature... ". Évidemment, la dernière grande différence, c'est que Jan Lecanuet n'a pas été élu...
Revenons à Jean Lecanuet. Il était un homme très brillant, il a eu une carrière politique exceptionnelle, mais finalement, sa trajectoire politique est allée très en deçà de son grand potentiel. Il a peut-être démarré trop rapidement. François Bayrou, l'un de ses proches collaborateurs quand il avait une vingtaine d'années (Jean Lecanuet aurait même voulu que François Bayrou fût son successeur à la mairie de Rouen, mais l'homme du Béarn a décliné l'offre en se disant trop Béarnais pour faire le Normand), a expliqué le 26 février 2013, vingt ans après sa disparition (il est mort le 22 février 1993) : " [Jean Lecanuet] a traversé de véritables déserts et tempêtes politiques. Il a été détesté par toute une partie de la France de droite et mal vu par celle de gauche. C'était une blessure pour lui. Je pense qu'il avait au fond de lui le sentiment de ne pas avoir pu donner à plein ce qu'il était. Mais bon, il avait choisi son chemin, ou la vie avait choisi pour lui... ".
Non ! Jean Lecanuet n'était pas un "mou" dans ses convictions. Henri Bourbon a rappelé, en lui rendant hommage à sa disparition : " On a pu dire de Jean Lecanuet qu'il était l'homme des intuitions justes et des analyses sans complaisance. Il s'est voué à faire en sorte que le "centre" ne soit pas synonyme d'opportunisme ou d'ambiguïté. Il a donné la mesure de son esprit d'ouverture et de son intelligence aiguë dans sa manière d'appréhender les problèmes de notre époque, et de sa lucidité dans la place qu'il attribuait au centrisme pour réaliser une recomposition politique raisonnable. Il a voulu convaincre les Français de la nécessité d'organiser démocratiquement l'Europe en une communauté de nations pacifiques, qui constituerait une chance historique de mieux affronter les défis du futur. (...) Son souci du progrès social était inséparable de l'écoute qu'il portait aux plus défavorisés et aux plus démunis. ".
François Bayrou a pu compléter le tableau des convictions en résumant ainsi : " Jean Lecanuet était une pensée, une conviction et des idées, dont deux évidemment fortes. Premièrement, qu'il faut un centre dans un pays si nous voulons qu'il avance, et pas seulement l'affrontement de la droite et de la gauche. Deuxièmement, qu'il faut que l'Europe existe si nous voulons que la France s'en sorte. ".
C'est sûr qu'il n'était pas un homme politique "technocrate". Certes, Jean Lecanuet était un haut fonctionnaire (il fut même maître des requêtes au Conseil d'État), mais il n'était pas passé par l'ENA, il fut un très brillant major de l'agrégation de philosophie (ex-æquo avec Maurice Clavel). Il était avant tout un littéraire philosophe et pas un technocrate. Et c'était donc sans hésitation qu'en 1942, il s'était engagé dans la Résistance.
Henri Bourbon a défini l'homme de la pensée ainsi : " Chef de parti, il le fut avec passion ; sectaire, il ne le fut jamais. Il s'efforçait de ne pas dissocier enthousiasme et perspicacité. Chaleureux, il avait le goût du dialogue et du débat. Son humanisme était essentiellement démocratique et nourri de valeurs spirituelles ; il se référait au personnalisme communautaire. (...) Il craignait un peu que les courbes, les graphiques, les statistiques, les sondages ne tendent dans l'avenir à se substituer à la pensée authentique. Il était préoccupé par tout ce qui relève de la détérioration de la conscience civique et de la subversion de la culture. ".
Si Emmanuel Macron a effectivement voulu rompre le bipartisme droite/gauche en 2017, du reste comme François Bayrou en 2007, ce qui l'a rapproché de Jean Lecanuet, et si l'enthousiasme pro-européen leur est également commun, l'actuel Président de la République s'éloigne, par la philosophie politique, du candidat à l'élection présidentielle de 1965 qui a imposé un ballottage à De Gaulle.
Car le courant politique de Jean Lecanuet était très clairement identifiable dans les traditions historiques de la politique française, le courant catholique social et démocrate chrétien, celui des républicains sociaux de l'Encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII et de sa doctrine sociale de l'Église, qui s'est traduit dans le paysage politique par le PDP sous la Troisième République (parti très minoritaire), puis le MRP sous la Quatrième République (l'un des premiers partis du régime, issu principalement de la Résistance).
Jean Lecanuet a été ensuite à l'initiative des mouvements qui ont succédé au MRP sous la Cinquième République, à savoir le Centre démocrate (CD), puis le Centre des démocrates sociaux ( CDS) et parallèlement, l'Union pour la démocratie française (UDF), mouvement giscardien visant à rassembler toutes les formations non gaullistes de la majorité en 1978. En clair, Jean Lecanuet a été pendant plus de vingt ans le patron des centristes français : président du groupe MRP au Sénat de 1960 à 1963, président du MRP de 1963 à 1965, président du CD de 1966 à 1976, président du CDS de 1976 à 1982 ( Pierre Méhaignerie lui a succédé) et parallèlement, président de l'UDF de 1978 à 1988 ( Valéry Giscard d'Estaing lui a succédé).
Au contraire, Emmanuel Macron a créé son mouvement (LREM) en avril 2016 ex nihilo, sans tradition politique dans l'histoire, grâce au rassemblement de personnes qui ne faisaient pas de politique et de personnes issues d'autres partis politiques existants dont la grande diversité ne permet pas d'identifier un courant politique particulier (PS, PRG, MoDem, LR, etc.). Le risque est que LREM ne soit qu'une écurie présidentielle qui cherche à s'implanter artificiellement dans les territoires. Néanmoins, un précédent a montré qu'un parti nouvellement créé pouvait survivre à son créateur, puisque le mouvement gaulliste est né, lui aussi, ex nihilo (RPF, UNR, UDR, RPR, UMP, LR).
L'autre grande différence entre Jean Lecanuet et Emmanuel Macron, c'est que ce dernier n'a jamais été élu dans un mandat local ou national avant d'être élu Président de la République. Dans la vie politique, Jean Lecanuet était au contraire un boulimique des mandats électifs. Il est sans doute l'un des exemples aujourd'hui exaspérant du cumulard. Après la Libération, il a renoncé à une carrière universitaire pour s'investir en politique. Il a travaillé avec des ministres MRP comme André Colin, Pierre-Henri Teitgen et Pierre Abelin, puis s'est lancé dans le combat électoral.
Il a été élu député à l'âge de 31 ans, début d'une très longue carrière d'élu : député de 1951 à 1955 et de 1973 à 1974 et quelques mois en 1986 (où il présida la commission des affaires étrangères), sénateur de 1959 à 1973, de 1977 à 1986 et de 1986 à 1993 dont président de la très influente commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat de 1971 à 1973 et de 1977 à 1993. Il fut aussi élu député européen de 1979 à 1988 (à l'époque, on pouvait cumuler un mandat parlementaire national avec un mandat de député européen et avec plusieurs fonctions exécutives dans les territoires, jusqu'en 1988).
Localement, il fut élu assez tardivement maire de Rouen, de 1968 à 1993, président de l'intercommunalité de Rouen, conseiller général de 1958 à 1993 dont président du conseil général de Seine-Maritime de 1974 à 1993, président du conseil régional de Haute-Normandie de 1973 à 1974... François Bayrou a compris cette grande boulimie par un grand besoin de reconnaissance : " Il aimait exercer tous les mandats à la fois. (...) Il aimait ça, mais nous voyons bien à quoi ça correspondait : un désir de revanche, un sentiment que les milieux d'où nous venions n'étaient pas des milieux respectés comme ils auraient dû l'être. C'était très sensible chez lui. ".
Au niveau gouvernemental, Jean Lecanuet a été très rapidement un jeune espoir plein de potentiel : il fut nommé Secrétaire d'État auprès du Présidence du Conseil Edgar Faure chargé des Relations avec les États associés du 20 octobre 1955 au 24 janvier 1956, et il fut battu lorsqu'il a sollicité sa réélection de député en janvier 1956 (et battu encore en novembre 1958). Il fut néanmoins aux premières loges de l'effondrement de la Quatrième République, nommé directeur de cabinet de l'avant-dernier Président du Conseil Pierre Pflimlin, ainsi que lorsque ce dernier fut nommé Ministre d'État par De Gaulle.
C'était donc un homme neuf et jeune (45 ans) qui s'est présenté en décembre 1965 à la première élection présidentielle au suffrage universel direct, profitant de la confusion et du retrait de la candidature de Gaston Defferre voulant rassembler toute la classe politique non gaulliste et non communiste. Très brillant mais la télévision l'intimidait.
François Bayrou en a témoigné : " C'était quelqu'un de très intelligent, de très brillant, major de l'agrégation de philosophie, ayant fait de la Résistance comme jeune homme. Il avait une très belle culture et un fantastique don oratoire, les salles étaient enthousiasmées quand il parlait. Il appartenait à cette génération, comme Mitterrand, qui a eu beaucoup de mal avec la télévision. Ils étaient habitués à de grandes salles, à des micros. En arriver au ton d'intimité de la télévision était très difficile pur eux. ".
Pour autant, ses interventions télévisées, pendant la campagne, interrogé par Léon Zitrone, furent jugées les plus percutantes. Seulement crédité de 3% d'intentions de vote au début de la campagne, Jean Lecanuet, soutenu notamment par Paul Reynaud, a fini avec 15,6% des voix, soit près de 3,8 millions de suffrages. À cette occasion, Jean Lecanuet fut surnommé, selon ses opposants ou adversaires, le " Kennedy français" ou "Monsieur dents blanches" à cause du sourire ostentatoire sur ses affiches électorales. Il refusa de donner une consigne de vote pour le second tour.
Jean Lecanuet demeura anti-gaulliste et dans l'opposition jusqu'à l'élection de Valéry Giscard d'Estaing en 1974. Son parti (le CD) s'est même disloqué lors de l'élection de Georges Pompidou à cause du soutien de certains centristes (qui ont formé le CDP, Centre Démocratie et Progrès) au candidat Pompidou contre son adversaire centriste du second tour Alain Poher. Sous le mandat de Georges Pompidou, Jean Lecanuet tenta de fédérer un centre droit avec JJSS au sein d'un Mouvement des réformateurs qui n'a jamais réussi à décoller et s'est rapproché du Premier Ministre gaulliste Pierre Messmer pour nouer des accords de second tour lors des élections législatives de mars 1973, indispensables pour faire face au programme commun de la gauche et aux alliances entre socialistes et communistes qui excluaient tout soutien à des candidats centristes.
L'élection présidentielle de 1974, autant que le programme commun de la gauche, ont déplacé les contours de la majorité : dans l'opposition depuis le 16 mai 1962, le voici de nouveau dans la majorité douze ans plus tard. Jean Lecanuet fut nommé par Valéry Giscard d'Estaing Ministre de la Justice du 28 mai 1974 au 25 août 1976, dans le gouvernement de Jacques Chirac, avec le titre de Ministre d'État à partir du 12 janvier 1976. À ce titre de garde des sceaux, cela aurait dû être Jean Lecanuet le défenseur de la loi sur l'IVG. Pour des raisons religieuses, bien que souhaitant cette loi pour des raisons de santé publique, il préféra laisser Simone Veil, Ministre de la Santé, défendre ce texte. Il fut ensuite Ministre d'État, Ministre du Plan et de l'Aménagement du territoire du 27 août 1976 au 29 mars 1977, dans le gouvernement de Raymond Barre.
Lors de la première cohabitation en mars 1986, Jean Lecanuet avait vivement souhaité faire partie du nouveau gouvernement comme Ministre des Affaires étrangères, mais François Mitterrand aurait mis son veto (selon Jacques Chirac). Autre occasion manquée, il était prévu qu'il prît la succession d'Alain Poher à la Présidence du Sénat en octobre 1992 (le Plateau), mais profondément rongé par la maladie, il se désista au profit de René Monory.
Je termine par cette définition de l'humanisme social que Jean Lecanuet défendait lors d'une de ses interventions dans la campagne officielle, à une semaine du premier tour de l'élection présidentielle de 1965 : " Encore faut-il que nous ayons le courage de nous rassembler, de briser les vieux clivages du passé, de surmonter des querelles périmées et de forger ensemble la grande force démocrate, sociale et européenne sur laquelle reposeront la majorité et la stabilité politique de demain. Voilà les possibilités qui nous sont offertes. Ah ! Il faut effacer toutes les frontières, non seulement celles qui séparent les nations, mais les frontières intérieures au-dedans de nos consciences. (...) Pour donner à la France l'élan moderne, un élan nouveau, l'élan d'une France fraternelle, pacifique, généreuse. La voilà la vraie grandeur, celle du mieux-être, dans l'épanouissement des libertés ! ".
En bref, une France humaniste, et ce défi reste encore d'actualité à l'heure d'un nouvel afflux de réfugiés venus de Turquie pour s'installer dans une Europe qui ne désespère pas d'être généreuse et charitable.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (02 mars 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Jean Lecanuet n'était pas Emmanuel Macron.
Jean Lecanuet : la fin de l'illusion centriste ?
Georges Chavanes.
Étienne Borne.
André Diligent.
Pierre Méhaignerie.
Bernard Stasi.
André Damien.
Les Rénovateurs.
Le CDS.
Jean Seitlinger.
Simone Veil.
Nicole Fontaine.
Henry Jean-Baptiste.
Loïc Bouvard.
Bernard Bosson.
Dominique Baudis.
Jacques Barrot.
Adrien Zeller.
Alain Poher.
René Monory.
Raymond Barre.
Charles Choné.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200304-lecanuet.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/jean-lecanuet-n-etait-pas-emmanuel-222001
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