(parution le 5 mars 2020)
LE SOURIRE
« Vous ne souriez jamais ? « me dit-il
et il leva vers moi son regard souriant alors
j’ai tout de même esquissé un sourire et il
a semblé content devant mon effort alors
après lui avoir pesé sa portion de viande
et fait payer le client qui l’a demandée
(c’est-à-dire moi-même) alors cette demande
commence à descendre dans ma tête bornée,
alors je commence à réaliser combien
mon être malgré tout existe dans le monde
et bien que j’aie l’impression de n’être plus rien,
j’existe malgré tout dans le regard du monde,
et qu’il me veut du bien, à moi pauvre échoué
au fond de cette fosse abjecte, malgré tout
le monde ne veut pas tout à fait me flouer
et que je sois enseveli au fond du trou,
on voudrait même que je quitte cet air morne
sans cesse qui empreint les traits de mon visage
tant qu’on va jusqu’à me demander sans vergogne
s’il m’arrive parfois de sourire au passage,
au passage de quoi ? je voudrais le savoir !
et vous Monsieur qui me demandez de le faire
en tripotant la viande là sur ce comptoir
pourquoi vouloir que je me retrousse la lèvre ?
et à force de me le demander moi-même
je me dis qu’au total ce ne serait pas pire
que de broyer toujours la même triste graine
et qu’au lieu je pourrais essayer de sourire,
et l’autre soir étant dans un bar, le garçon
s’approche de moi et avec ses doigts me force
à faire cette grimace que sans façon
les gens font, paraît-il, pour paraître moins moche,
et donc sous les doigts de ce garçon j’ai bien dû
exécuter ce que l’on appelle « sourire »
sans savoir si au fond du cœur ce qui est tu
nie cette comédie et fort la contrarie,
alors par politesse j’ai exécuté
puisque j’avais encore quelques dents dans la bouche
l’étrange crispation qui m’était demandée
afin de ne pas montrer un air trop farouche,
et à force de faire cette chose j’ai
senti que cela me contaminait un peu
et commençait à changer mon esprit bouché
pour le faire bouger peu à peu à ce jeu :
oh ! c’est drôle ça me fait penser à Pascal
qui dit qu’à force de prier on s’habitue
à croire et que cela ne serait pas plus mal
puisque notre âme alors en serait moins perdue.
(pp. 30 et 31)
/
MESSE DU DIMANCHE
Ce pain n’a aucun goût, on dirait de l’ouate,
ce café est mauvais, mais qu’est-ce qui se passe ?
pourquoi donc ce matin tout me paraît infect ?
serait-ce pour n’avoir pas été à la messe ?
C’est vrai que jadis tous les matins de dimanche,
on allait à la messe même si la blanche
neige glacée couvrait le gravier de la route,
et on allait à pied à cause qu’alors toute
la gent humaine était dépourvue de voiture,
l’on marchait résolument sur la terre dure
et l’on était à jeun, c’était obligatoire
si l’on voulait recevoir l’hostie du ciboire.
Ça papotait beaucoup, l’on se disait bonjour
avant d’entrer dans la chapelle des maristes
où l’on s’entassait aux effluves méfitiques du peuple
qui puait de toutes ses vêtures.
Et pendant qu’on chantait le Kyrie eleyson
on voyait arriver encor quelques personnes
qui s’étaient attardées et dérangeaient beaucoup
le père Billmeyer harnaché jusqu’au cou.
Quant au père Flamengh, un gros Luxembourgeois,
assis à l’harmonium il agitait ses doigts,
il pédalait et suait pour produire l’air
et que le grégorien remplisse l’univers.
Parfois quelqu’un tombait évanoui alors
l’on ouvrait un carreau pour que l’air du dehors
vienne un peu oxigéner l’atmosphère épaisse
pendant que lentement pieuse la grand-messe
avançait, avançait jusqu’à la communion
où l’on se bousculait mais pas en rangs d’oignons :
c’est par de longs détroits qu’il nous fallait atteindre
le banc pour recevoir l’hostië sacro-sainte.
Enfin l’on arrivait à L’Ite missa est,
le prêtre bénissait la foule, alors c’était
une autre cohue pour sortir de la chapelle
où le peuple en coulant de partout s’interpelle :
on s’arrête, on se parle et ça n’en finit pas
de fort s’entrechoquer et de marquer le pas,
et pourtant l’on eût dit que toute cette foule
jouissait d’avoir été prise par la houle
formidable qui a rompu pour ce dimanche
le cours inexorable de son existence.
(pp. 76 et 77)
William Cliff, Le Temps suivi de Notre-Dame, La Table ronde, 2020, 128 p., 15€, parution le 5 mars.