(Note de lecture) Mort d’Athanase Shurail, d'Alexandre Castant, par Véronique Pittolo

Par Florence Trocmé


Issu de la critique d’art et de la théorie des arts sonores, Alexandre Castant renoue dans ce petit livre étrange avec sa première passion, la littérature. Sur les traces d’André Pieyre de Mandyargues, dont il est par ailleurs spécialiste, il élabore des petites vignettes en prose, qui agissent sur le lecteur comme des narrations suspendues … On y retrouve la tonalité de rêve éveillé de l’auteur de La marge.
Dès le titre, le nom du personnage évoque un patronyme antique, slave ou oriental, lointain, loin de notre civilisation connectée et mondialisée : Athanase Shurail est une fiction, une créature inventée qui donnera au livre entier sa tonalité onirique. Propulsés dans une fantasmagorie, un climat indéterminé (plus intuitif que réaliste), nous avançons de paragraphe en paragraphe, au fil de courts chapitres, avec la lenteur de l'esthète désœuvré. Des personnages romanesques aux noms envoûtants - Lazare, Jean de Gray, Lord de Mazovie - viennent hanter ces pages, apparaissent puis disparaissent, chaque situation correspondant à la description d'un état intérieur perturbé. La pensée du personnage (son inquiétude, son attente), semble filtrée par un processus visuel ou sonore, comme s’il vivait en différé, et nous avec lui, les séquences enregistrées, diffusées, recyclées, d’une longue série de fantasmes et de songes qui s'enchaînent et se détachent de sa mémoire…
L’auteur réussit l’équilibre entre la fiction et l’exploration du son et de l’image, à la frontière de la théorie. Cela donne un objet poétique étrange, à l’intérieur duquel les silhouettes traversent un décor de places, de plages, de terrasses, d’appartements raffinés. Les jardins sont plombés par un soleil méditerranéen où la végétation et la luxuriance ajoutent quelque chose à ce monde de fantasmes et de d'excentricité. Les personnages féminins sont désincarnés, « décorporés » :
Et il faudra qu’elle ait un mouvement précis, qu’elle avait déjà exécuté derrière moi, dans mon dos, un mouvement moins vu que senti, perçu, finalement imaginé… que j’avais senti se réaliser comme dans un rêve, un cauchemar… tandis que des larmes de verre couleront sur son visage.
Accélérateur de rêve, la femme comme idéal purement littéraire nous rappelle la Nadja de Breton, certaines héroïnes d‘Alain Resnais et de Robbe-Grillet (Marienbad, La belle captive), ou encore les séquences troublantes du dernier Kubrick (Eyes Wide Shut). L’aristocrate à la main gantée, photographe, poète, metteur en scène, fait naître et mourir ces créatures scopiques, dans un jeu de miroirs, d’écrans, de transparences et d’opacités. Je pense aussi au charme sophistiqué des photos de Guy Bourdin et d’Helmut Newton : Sa peau si fine et ses taches de rousseur contagieuses, ses longues jambes qui, sur de hauts talons, n’en finissaient pas de monter vers le ciel…
À la dimension confuse et décevante du réel, Alexandre Castant substitue une vision purement iconique où tout fait image, souvenirs personnels et plans cinématographiques, comme si l’existence n’était qu’une suite ininterrompue d’arrêts sur image rephotographiés, de ralentis obsessionnels.
Dans une fameuse séquence de Blow up, Antonioni montre quelque chose en effaçant la chose, suggérant que le réel (l’enquête) peut basculer dans l’étrangeté (le poème). Le revêtement du stade, son quadrillage blanc, se prolonge dans un autre rectangle, derrière, un terrain de tennis, mon terrain de tennis …
L’auteur expose, comme sur de grands murs blancs, le vertige d’une réalité inquiétante, dans une fiction morcelée qui ouvre à de futurs livres, que nous attendons avec impatience.
Véronique Pittolo

Alexandre Castant, Mort d’Athanase Shurail, éd Tarabuste, 2019, 109 p., 11 €
Extrait
Aujourd’hui je m’aperçois que ce livre composé de projets, de courtes nouvelles, de poèmes en prose trop vite arrêtés (fantasmatiques et cubistes, mélodramatiques et baroques, érotiques et modernistes, cinématographiques !), ne révèle en réalité que le deuil et sa fin, la nuit et sa suite, un parcours, un chemin peut-être vers la lumière qui figure, après les ténèbres d’un labyrinthe en fragments, l’expérience soudaine d’un effacement irrésolu.