" Je me réveille dans mon lit, en nage, mais cette fois ce n'est pas le paludisme, ce n'est pas la sueur de la fièvre et ce n'est pas un cauchemar. Ou plutôt le cauchemar est entré dans ma vie même. J'ai bien entendu un hurlement sauvage, précédé de grandes rafales de pistolet-mitrailleur. Je me précipite à la fenêtre et je regarde dans la cour. ..
La case du gardien a explosé, percutée par une grenade... des morceaux de paille pendent du toit et ont commencé à brûler. Et devant elle une ombre, armée d'un fusil.
La cour est devenue un grand échiquier inutile, où, calmement, deux enfants-soldats nous tiennent en joue.
Les soldats sont entrés dans la cour, la cour par laquelle tout arrive, et toutes sortes d'ombres se faufilent maintenant, le long des palissades, fusils en bandoulière...
Le soldat est très jeune, quelques années de plus que moi; seize ans peut-être, dix-sept ans , à la limite. Il a d'abord tué Dick, qui menaçait de le mordre, une balle entre les deux yeux, au dessus du museau, au milieu du front. Maintenant, il se tient à côté du gardien, qui a pourtant voulu retenir le chien. Après quelques palabres, il sort à nouveau le pistolet du holster fixé à sa ceinture et plaque le bout du canon à l'endroit où la gorge se transforme en menton. Je comprends l'expression " à bout portant", que j'ai lue tant de fois dans les livres. Il y a plusieurs sortes de guerre. Et là, c'est la guerre dans la guerre. Une exécution. C'est à la fois la plus rapide et la plus lente des morts. Il a l'index sur la détente et il va tirer...
Le coup part, et la tête chavire dans un cri. Je me souviens parfaitement du mouvement des muscles du visage quand on tire, comme si on extrayait de soi toute sa haine, un vieux fond de terreur ancienne...
Le jeune soldat recharge, attrape le fils du gardien par l'épaule - il doit avoir son âge - et le plaque à la même place où son père vient de mourir, et il tire une deuxième fois. Rien de plus répétitif que la guerre, de plus lancinant et de plus singulier à chaque fois. Dans la guerre, tout a toujours lieu au moins deux fois, comme si elle voulait s'assurer qu'on a bien compris, que c'est elle qui règne, qu'elle fera ce qu'elle voudra, que le plus absurde des actes pourra, sous sa tutelle, être commis autant de fois qu'elle voudra...
Il faudrait tout mettre sur la table et vider les tiroirs, vider aussi les placards encombrés de cadavres, Blancs, Noirs, innocents et coupables : l'argent n'a pas plus de couleur que d'odeur. Alors, un seul sentiment subsisterait peut-être : la honte. La honte devant l'ignorance ou la veulerie des opinions publiques, des guerres qu'on mène pourtant en leur nom, le commerce des armes et celui des votes, tous les petits arrangements entre les dictatures et les démocraties qui durent depuis si longtemps en Afrique, entre les ressources minières et les placements financiers, l'apologie des cultures authentiques et les falsifications continuelles, la défense des valeurs universelles et la promotion des intérêts particuliers."
Michaêl Ferrier : extraits de "Scrabble", Éditions du Mercure de France, 2019
http://www.lacauselitteraire.fr/scrabble-une-enfance-tchadienne-michael-ferrier-par-philippe-chauche