Dernières poésies immédiates est un livre de Matthieu Messagier récemment paru aux Éditions Flammarion. Sur la couverture, on peut lire " sérénades " à l'endroit où la plupart des livres de la collection portent l'indication " poésie ". Musique d'extérieur et du soir, jouée pour séduire une personne (sous ses fenêtres), la sérénade est une forme musicale légère et courte. Comme elle, le livre de Messagier, dont la partie centrale s'intitule " Trois chants à l'apparent ", pourrait être un chant crié au crépuscule. Plutôt qu'à une personne aimée, ce chant s'adresse au visible : les mots de Messagier résonnent dans l'espace et s'y établissent comme des objets concrets, tangibles.
À la lecture, on est d'abord désarçonné par les incongruences sémantiques et syntaxiques. Il faut attendre quelques pages avant de se résigner à " effectuer " (1) le texte, c'est-à-dire à lire les mots les uns à la suite des autres, sans chercher à tout prix à construire un sens linéaire. Ensuite vient le plaisir de la profération : des mots aux sens forts se succèdent et se renforcent les uns les autres, subordonnant la syntaxe à leur puissance évocatoire, jusqu'à ce qu'ils apparaissent comme des objets denses et matériels. La poésie se fait mastication.
La boucle du ceinturon de la gaufre
Triait dans les mémoires
Chemins sapientiaux allaitant les
Translations
Opéra d'innocences superposées en
Proie aux agressions
La force superficielle qui
Appelle la protection du songe
Touches fines d'ordures dans
La vision désobstruée des
Sans fonction au regard de l'aube
(p.136)
La syntaxe est assez simple, mais elle est chahutée par l'absence de ponctuation et par la versification ; on a d'ailleurs parfois l'impression d'une prose coupée, mise en vers dans le but de la démembrer. Ce sont le croisement de champs lexicaux éloignés et l'usage de mots inhabituels qui perturbent et défamiliarisent le plus le langage. Matthieu Messagier, auteur du Manifeste électrique (1971), reste fidèle au projet de " dynamitage généralisé de la langue " : il veut " tirer l'élastique " des mots, de " ce qu'on a voulu / Faire d'eux / Jusqu'à ce qu'il cède " (p.17).
Cette esthétique de la rupture mène, dans certains passages, à une mise à distance d'un travail poétique qui est par ailleurs sérieusement assumé. La tonalité du livre oscille ainsi entre sérieux et comique.
Le dessin ne vient ni de la main
ni du crayon ni même de la tête
il vient de l'intensité et de la rigueur
préparatives muettes d'un esprit
qui ne savait rien de l'heure
où elles seraient mises à jour.
(poil au sourd)
(p.157)
La " sérénade " est alors peut-être à entendre dans son sens antiphrastique de " vacarme " ou " tapage ".
Un passage étonnant sous la forme d'une pièce de théâtre (p.108-122) donne ainsi la parole à des protagonistes grotesques : " la roulette ", " l'acné ", " les réciteurs de vieux poèmes pourris ", " les bonbons sapientiaux ". Une cacophonie jubilatoire.
Les Dernières poésie immédiates, " univers instantanés recueillis / Sur leurs carcasses et voyages mornes / Du carnet à la lune et de la combe / À la mucidule et les chroniques de la délitescence [...] " (p.156), sont attachées à l'apparent, à l'instantané. À ce titre, il n'est pas indifférent que le livre s'ouvre sur un texte écrit à l'hôpital, où l'on est plongé dans la réalité brumeuse du poète malade. Tout l'ouvrage conserve en fait cette atmosphère initiale : la musique ou la cacophonie de la poésie de Messagier fait accéder à une réalité intime, immédiate (c'est-à-dire sans intermédiaire), faite de mots denses et visqueux, fongueux.
Julia Pont
Matthieu Messagier, Dernières poésies immédiates, Flammarion, février 2020, 176 p., 18 €
(1) cf. É tat, Anne-Marie Albiach
Extrait :
Les collines rougies d'érable arguent
d'une étonnante complexité métamorphique
le dos des prairies autorise une splendeur
le temps sur le monde ces motifs issus
de la blessure refermée des habits rudes
des broderies s'ébattant à la surface
des étangs légers de leur brise transparente
les lamelles de teintes devenues expansions
ainsi les procédés dans les alisiers en fleurs
s'ajoutent de subtilités puis de définitions.
Une page dont les mots furent choisis par l'alcool.
Se transfigurent d'entre les bouffées de s'avant-mai
les voiles si fins de l'étourdissement par les feutres
végétaux que la sèvitude emplit jusqu'à
partition du corps et de l'esprit.
Tout en moi n'est qu'illusions excepté
la poésie objective pour partir
or le jour barrant la nuit de son
exclusif jacassement réparations soulevées
jusqu'à l'os de nausée de la lumière mais
elle par donc est bien la seule obstrue
la plaie jugule l'intime braillard et
son cortège de mélopées les geignardes les
baignades
les ligaments d'Ursus le Rebelle sous
la toison des écoles langues ouvertes et à
tous les jets biologiques du civil
le sacré s'interrompt le temps d'une
rafale et
les troupes gladiatorisées du marquis
d'écho
l'abrupt cousin des bracelets de sol mou
granges concierges au bord du fusil obsolète
mais, Sainte-Mère, pourquoi
les livres ont-ils fait tant de mal à
la poésie, à
ne parler que d'eux-mêmes, sans savoir...
Le tuilier ferme sa camionnette et donc
ils repartent tous,
pour Ulm
pour Augsbourg
ou pour ailleurs,
demeurent les délicates agitations des
feuilles de viorne, de chèvrefeuille, de
sureau
entre les épopées des bras peints et à
l'aube entre les images d'un cirque
faible, et impatient du
calme.
[...]
(p.56-57)