Seigetsu (1822-1897) – ce pseudonyme signifiant « la lune reflétée par l’eau du puits » – aurait écrit quelques dix-huit cents poèmes au cours de sa vie d’errance, dont beaucoup demeurent encore à retrouver en quelques greniers, caves ou débarras, sinon chez quelque libraire-poète perdu au fond de quelque province. La présente anthologie nous en offre cent-neuf, choisis dans ses Œuvres complètes. Comme la traduction des Cent cinq haïkai de Bashô publiée à La Délirante (b), celle-ci est le produit d’une collaboration : en l’occurrence celle de Makoto Kemmoku – également collaborateur d’une traduction consacrée à des poétesses japonaises (c), et du Français Patrick Blanche (lui-même auteur de recueils de haïkaï en notre langue), dans le cadre d’une recherche menée par ce dernier en vue d’un film sur Seigetsu réalisé par son ami Minao Kitamura, sorti en 2011 au Japon sous le titre Hokaïbito (« Celui qui complimente »). Un film qui met en fiction le très peu qu’on sait de la biographie de ce poète errant, laquelle tient en vingt pages du dernier chapitre d’une fameuse bande dessinée de Yoshiaru Tsuge intitulée L’homme sans talent, publiée au Japon en feuilleton (1985-1986), et dont la première traduction française (2004) a été récemment rééditée (d).
Pour qui se souviendrait des Sept Samouraïs ou de Rashomon, ces anti-épopées de la noblesse désenchantée, Seigetsu est dans la note, qui a choisi de mourir à l’héroïsme meurtrier d’une chevalerie sans lendemain : « l’arc et la flèche ont doit les abandonner », écrit-il, quittant les armes pour l’errance et la poésie. Il vivra désormais aux alentours de la ville d’Ina, dans la province de Nagano, où l’on élève le vers à soie au milieu de hautes montagnes :
S’ils pouvaient parler
que diraient ces vers à soie
de leur quotidien ?
Il vécut là trente ans durant, d’errance et de mendicité. On le reçut d’abord comme chevalier errant, courtois, cultivé, attrayant quoique d’apparence sauvage selon ce qu’il s’en dit. D’abord on l’aima :
Ce froid du matin ...
C’est la compassion d’autrui
qui me garde en vie
Calligraphe émérite autant que poète, il donnait ce qu’il avait en échange de ce qu’on lui offrait de gîte et de repas :
J’aimerais offrir
sans en ôter la rosée
ces fleurs de lotus
Peut-être se trompait-il un peu, après tout, le moine Taneda Santôka, en écrivant, lors d’un pèlerinage vers sa tombe :
Tu étais toujours seul
face au mont Komagane
n’est-ce pas ?
Toutefois, à demeurer trente ans dans les mêmes parages, mendier toujours et boire un peu trop, tout s’use et la compassion même à l’égard du vieux samouraï déchu :
N’a pas su mourir
ne peut pas s’en retourner
Rien qu’un infidèle
Jusqu’à interroger lui-même son souhait perdurant d’être accueilli :
Même aux jours de fête
je dépends toujours des autres
Nouvel an d’errance
Déchéance mise en comptine pour des bambins d’autant plus impitoyables qu’ils la chantent du fond de l’âme de celui qui la compose :
Seigetsou-le-pou-Seiget-soûl !
Le pou-qui-pue, le-pou-qui-pue !
Se-i-get, Se-i-get sans sou
Se-i-get, Se-i-guette les sous !
Pou qui pue, pou qui pue !
Son testament, c’est son humour :
Quand je serai mort
fourrez mon corps
dans un sac de paille,
je vous prie.
Je n’ai jamais aimé le froid
et ne l’apprécierai pas plus
quand je ne serai plus.
Ah mais quel bonheur
quand se réveillent
les fleurs de colza !
Samsara, cycle des naissances : détresses et joies, gains et pertes, honneurs et mépris, bonheur et malheur, ainsi de suite, et jusqu’à quand encore cette absurdité ?
On part en retard,
en retard on s’en retourne...
Pauvre hirondelle !
Seigetsu naquit alors que les grands poètes Issa et Ryôkan vivaient encore. Le maître qu’il savait par cœur, dit-on, était Bashô, poète errant par excellence, qui écrivit :
Lunes et soleils, mois et jours sont les hôtes de passage de cent générations et les ans aussi qui se suivent sont voyageurs.
Celui qui, toute sa vie, se balance sur un bateau, celui qui tient au mors un cheval et va ainsi au-devant de la vieillesse, les jours étant le voyage, du voyage fait sa demeure. (e)
Peut-être Seigetsu s’en souvint-il lorsqu’il nota :
La route du Nord,
mon errance est ma maison
Lointain feu de bois
Last but nost least : la réalisation de ce livre, composé en Garamond alternant le noir et le rouge, est superbe. Préfacé par Nobihuro Miyashita, ami du cinéaste Minao Kitamura dont il est parlé plus haut, judicieusement introduit par Patrick Blanche sur les plans biographique et littéraire, composé selon l’ordre des saisons propre au genre, il offre pour chaque haïku l’original idéographique et syllabique japonais suivi de la traduction française.
Jean-Nicolas Clamanges
Jours d’errance – 109 haïkus de Seigetsu. Édition bilingue. Traduction Makoto Kemmoku & Patrick Blanche. Éditions des Lisières, 2018. 17 €.
(a) Dernière réédition, 2014.
(b) Matsuo Bashô, Cent cinq haïkaï, traduits du japonais par Koumiko Muraoka et Fouad El-Etr, La Délirante, 1979.
(c) Dominique Chipot & Makoto Kemmoku : Du rouge aux lèvres, Haïjins japonaises, La Table ronde, 2008.
(d) Yoshiaru Tsuge, L’homme sans talent, trad. Kaoru Sekizumi et Frédéric Boilet. éd. Atrabile, 2018.
(e) Incipit de Oku no hoso-michi (L’Étroit Chemin du fond – 1649-1683), considéré comme le chef d’œuvre des journaux poétiques de Bashô). Texte bilingue, Introduction, traduction, notes et commentaires par Alain Walter. William Blake & Co. Edit., 2007, p. 63.