C'était un 2 décembre pluvieux. Une nouvelle journée chargée où je n'avais rien fait se terminait. Je n'étais même pas sorti, la pluie avait redoublé vers 22 heures. C'est à cette heure-là que ma copine est arrivée, enragée, prête à fouiller mon coeur pour savoir si une autre la remplaçait. Elle m'a dit " Je sais tout ", j'lui ai dit " Tu sais quoi ? ", elle m'a répondu " Que tu me trompes ". J'ai tout de suite pensé à ces phases, dans le Grünt #25 (je te conseille de l'écouter si ce n'est pas déjà fait) : " Je n'aime pas les filles aigrit, mais, j'ai trompé ma go, j'me suis fait llé-gri, faut assumer si elle crie, marre de ce ciel gris ". J'ai ricané en me disant que ça collait bien à la scène. Et puis, elle m'a dit : " C'est elle ou moi, fais ton choix, tu m'aimes encore ? ". Les secondes se sont suspendues, j'ai dit " oui ", mais je m'en foutais. Elle m'a dit " C'est faux, tu l'f'ras jamais, c'est moi qu'tu quitteras. C'est pour ça que je te quitte maintenant. ". Je l'ai laissé prendre quelques affaires, et elle est partie. Enfin débarrassé. Je me suis assis à mon bureau, j'ai allumé l'écran, et j'ai zoné sur le PC, en quête d'un morceau servant de B.O au film de la relation que j'allais inévitablement regarder. Et puis, j'ai vu une pochette d'album bizarre, étrange, pas comme celle qu'on voit tous les vendredis, un mec au visage caché par ce qui ressemble à des circuits électroniques. Nekfeu venait de sortir Cyborg, pendant son Bercy, personne ne l'avait fait jusqu'alors.
Ai-je vraiment besoin de le présenter ? Probablement pas, tant les articles sur lui ont-été nombreux. Mais on va faire vite. Le membre de l'entourage, d'1995, du S-Crew, du 5 majeurs a commencé le rap à l'adolescence (comme tous) l'a sérieusement entrepris à 19 ans. C'est à cet âge-là qu'il enregistre le black album sous l'ombre d'Y&W, album qui ne verra jamais le jour, enfin si, mais ça, c'est une autre histoire. En 2015, après des années de travail boulimique, il s'installe sur la piste, dans les starkings blocks et dans les Charts , à vos marques, prêt, Feu s'écoule à 35 994 albums exemplaires en première semaine, à l'époque où le streaming était plus clément, certes. La communication est parfaite, la coupe de cheveux aussi. Les médias s'emparent forcément d'un album aux inspirations littéraires assumées. Je ne suis pas là pour faire l'analyse de Feu ou de sa réédition. Une seule phase me vient en tête lorsque je pense à cet album : " J'vis ma vie comme un roman ". Car Feu, c'est ça, pas besoin d'aller chercher plus loin, c'est l'histoire d'une ascension sociale, d'un type qui vit sa vie comme le héros d'un roman. Et ce type s'est produit un 2 décembre à Bercy, devant des milliers de personnes, leur à livré un album où il se demande s'il est comme eux, pour finalement disparaître. L'idée n'est pas vraiment d'analyser musicalement l'album. L'idée, c'est le personnage, c'est d'étudier ce double qu'il s'invente, cet agrégat de métal et de chair, le héros romantique devenu Cyborg, l'agrégat de métal et de chair.
" Ah, mais tu parleras pas des feat ? " Malheureusement non, peut-être dans un autre papier, qui sait. Ce qui m'intéresse aujourd'hui ne se trouve pas dans les collaborations avec des rappeurs, parce qu'inévitablement, la performance prend le pas sur l'expression personnelle. Cet album possède une double dimension, la première, plus large, englobe le rappeur et son entourage. La seconde dimension renvoie au rappeur seul qui s'étudie, sans ceux qui le stimulent ou qui le poussent à la performance. Et ces kickeurs, en plus d'être ses proches, sont triés sur le volet : Népal sur " Esquimaux ", Alpha Wann sur " Vinyle ", S.Pri Noir et Sneazzy sur " Saturne ", Nemir, Doum's et 2zer dans " Le regard des gens ", Jazzy Bazz et Framal sur " Besoin de Sens "...
J'ai regardé les producteurs : Diabi, Hugz Hefner, Népal (Que la terre lui soit légère, comme dirait le petit frère de Pit Baccardi dans La rue c'est rasoir, maintenant il faut deviner qui c'est), Hologram lo', En'zoo et Loubensky. Sacrés casting. Alors j'ai commencé l'écoute. Par l'introduction, évidemment, cette déterminante entrée en matière qui captive ou laisse indifférent. Du rap de collégien ? De la Pop ? Non. 2 ans après avoir écouté ce son, au détour d'une discussion de jeunes en terminales, un gars dont les rappeurs préférés sont bien différents m'a dit : " J'écoute pas ce genre de sons, mais Humanoïde, vraiment, c'est fort. ". Là, tu te demandes si c'est vraiment fort ? Deux parties sur le morceau, la première commence. Un métronome réglé, lancinant, la salle est vide. Nekfeu est devenu celui dont aurait rêvé celui qu'il rêvait d'être, il est maintenant dans la salle de réveil, seul. La voix est moins claire, fatiguée, elle vient de plus loin, de plus bas, sûrement des tripes. Il s'interroge en t'interrogeant, ce système qui l'a fait se sentir unique, qui l'a hissé au sommet de son art, ne l'a pas aidé à redescendre. Est-il seul ou comme les autres ? Les questions se suivent et s'achèvent sur " un vieux son de rap français ", évidemment. La seconde partie débute, il sort de la salle de réveil mais reste dans l'hôpital mental. Il se confie, raconte d'où il vient pour convaincre ceux qui le croient faux ou changé, ceux qui le voient " pire qu'un robot d'Asimov ", pire que les inventions littéraires d'un auteur de science-fiction russe. Puis, ils l'ignorent, alors la voix s'accélère, les crocs acérés comme ses syllabes, le gout du sang au fond de la gorge, il rappe à nouveau, rattrape la prod, avant de la soumettre à la technique pure.
C'est cette technique pure qu'il porte, qu'il aiguise, qu'il forge depuis ses débuts. Cette même technique qu'il emploie sur Mauvaise graine, prolongement de l'introduction puisque le " Toi " débute le second morceau (tendez l'oreille). Le morceau est classique, un banger, une voix nasillarde avec laquelle il confie voir un psy depuis plusieurs années. La psychanalyse, l'étude de l'enfance, l'intériorisation, ces sujets si peu répandus dans le rap sont évoqués dès le deuxième morceau. " Pardonnez-moi, je n'ai pas l'esprit cartésien " cet esprit, théorisé par René Descartes, consiste en une rationalité et une logique accrue. Ce ne sera pas le socle de cet album, plutôt son contraire. On s'attend à ce que soit prolongée l'intériorisation, mais " Squa " fait figure de respiration dans la lourdeur de l'air ambiant. La musique sonne artificielle, l'insolence sur des notes rebondissantes, où le héros revient sur sa réussite dans les clashs " Clap-Clap c'est le bruit de mon public qui m'applaudit ", qui l'ont directement ou indirectement mené au cinéma " Je tourne avec Catherine Dunine ". Après avoir présenté sa réussite, ce qu'il a accompli pour arriver jusqu'ici, il s'agit d'affronter la réalité qu'il a quittée.
La Réalité augmentée. 3 couplets, un outro de Sneazzy dont on pourrait se passer. Cette réalité nouvelle, augmentée, il admet en avoir fait partie, " Issu d'une jeunesse qui m'choque ", avant d'y retourner pour constater les dégâts. Il l'étudie, la décortique, la désosse. Sur une prod artificielle et robotique signée Diabi et Hugz Hefner, le Fennek regarde en face sa génération et celles qui la suivent, se moque, évoque les " clones ", les fameux, ceux qu'il a créés, ceux qu'il côtoie. Mais Kamino n'existe pas ni les Jedi.
Il veut pourtant prouver que si, dans le titre d'après, prouver que la perception peut être différente. Arrive " Avant tu riais ", le schéma ressemble à celui d'Humanoïde, une première partie à la recherche de ce qu'il y a de commun, de ce qui le lie. Elle s'ouvre sur les violons qui accompagnent un freestyle introductif longuet et poussif. Clara Luciani pour le refrain, le chant du rappeur reste discret, en fond. La production de Loubensky rappelle, en plus lointaine, celle de Wolves sur Life of Pablo. Certains le décriront comme impudique, nian-nian, peut-être, surement, mais le morceau n'est pas pensé comme une simple arène, plutôt comme un cheminement. C'est un peu comme si il était sorti de l'hôpital, et qu'il croise une femme, une femme comme on en voit plus. Le skit du bébé lui renvoie l'idée qu'il reste un tant soit peu d'innocence, loin des Overdoses et des sculptures si belles qu'on en vient à les aimer. En ce qui concerne le Love avec un grand L comme L'entou... je ne ferais pas cette réf.
Le personnage ne s'est pas égaré, il est resté fidèle à l'égérie, l'indissociable amour qui lui garantit l'humanité. Et ce rappel, il prend la forme d'un " Toi " qui résonne, carrément inspiré du " 6 " de Drake. Une alarme pour rappeler la présence absente. Si Galatée est posée sur du old school et un piano simpliste, O.D, OverDose, opte pour un chant plus prononcé, une prod où sonne un jazz de salle d'attente ou d'ascenseur.Il vient boucler les deux morceaux consacrés à une seule femme par le solo de saxophone d'Archie Shepp. Cette seule femme dont il a dévoilé plus que la simple existence va l'accuser d'avoir révélé leur intimité au grand jour, de l'avoir rendue universelle, connue de tous.
Vient la question de savoir si tout cela n'était pas programmé, si ce sont ces actes ou son destin déjà tracé qui l'ont amené jusqu'ici. Il se répète d'abord que " tout est une question de volonté ", des faux choeurs l'accompagnent. La voix est monotone, le flow feint de partir, mais semble bloquer, le morceau est redondant. Mais le constat sera le suivant, la voix robotique, après trois coups de feu, arrive du fin fond de la prod : " Tout est une question de destinée ". Comme s'il avait tué une partie de lui même, le cyborg semble avoir pris le dessus.
Mais il reste une track, l'outro, intitulé " Nekketsu ", " Sang brûlant ". L'inspiration de ce morceau se trouve loin, au Japon, le refrain chanté de Cristal Kay sonne comme un rêve prémonitoire. Alors, celui qui a erré durant l'album veut désormais savoir, comme celui qui l'a écouté durant 14 titres, ce qu'il y a finalement sous sa peau. " On veut même s'ouvrir les veines, mais vaut mieux jamais le dire ". Il y a du sang, comme l'indique le titre, il y a tous ceux qui l'ont forgé, tous ceux qui l'accompagnent, il y a les souvenirs, il y a le temps. La preuve qu'il est finalement comme toi, comme moi, comme celui qui lira cet article. Sauf que ce temps, " Le temps du cours ", il l'inversait, pour rattraper le cours du temps. C'est ce que chacun aimerait faire, c'est ce que font les héros de roman, c'est ce qu'il fait.
Cet album, c'est un album de rap avec tout ce qu'il implique, c'est un album d'une densité rare, souvent virtuose, parfois brouillon, qui n'innove pas. Mais en revenant au fondamental, cet album consolide, ancre un peu plus un rappeur et son statut au sommet de l'industrie. Le Panama Bende, pour ceux qui s'en souviennent, l'avait qualifié de " Classique " lors d'une interview avec Mouloud Achour. Seul l'avenir leur répondra. C'est avant tout l'aboutissement précoce d'une carrière qu'il a lui-même mise en scène, une carrière que tous les rappeurs blancs rêvent et rêveront d'avoir : parcourir les clashs en quête de crédibilité pour atteindre le statut d'icône d'un art en plein essor. Je suis tombé sur un clip où deux gars de 17 ans rappent derrière une bibliothèque, assis à un bureau, des tonnes de livres derrière et devant eux qu'ils n'ont sûrement jamais lus. Je me suis dit que le rap allait bien. Il est déjà tard, ma copine, ou mon ex, n'est même pas revenu. Il pleut encore.