Un belvédère sur le Lycabette
En lisant ce livre, puis après l’avoir lu et relu, je puis dire que ce n’est pas le cas. Michaël Batalla, en l’écrivant, me semble bien plutôt évoquer surtout son propre sentiment, son sentiment « géographique » (pour paraphraser un livre aimé de Michel Chaillou à propos de l’Astrée), tel qu’il s’éprouve à travers les modifications induites par le phénomène migratoire actuel. Je n’ai pas senti de sa part une position de surplomb, mais au contraire un mouvement, à la fois affectif et formel (formel en ce sens qu’il élit ou plutôt construit une forme, celle qu’il juge adéquate à son propos), avec une dimension « immersive » évidente, puisqu’il s’est rendu sur place non pas comme un journaliste ou un « humanitaire », mais en amoureux des lieux (terre, air, mer, feu), et par-dessus tout de la langue grecque dont il émaille son texte avec des phrases en écriture grecque (souvent traduite en français), et de son lexique. Et en poète, surtout. Quelque chose aussi comme un arpenteur amoureux, un « géographe manuel » (je vole l’expression au cinéaste Michel Zümpf).
Car il s’agit d’abord et avant tout d’un poème, ou plutôt d’une suite de poèmes (trois), tous informés par le même paysage, le même drame humain qui se joue dans ce lieu clos/ouvert qu’est la mer Égée, avec tout ce qu’elle charrie d’histoire(s), de géographie(s). Pour moi, un poète est légitime lorsqu’il choisit, ainsi que le fait Michaël Batalla, d’évoquer de tels sujets dans sa poésie. Au nom de quoi devrait-il s’en empêcher ? Je dis cela à l’adresse de certains esprits forts qui n’ont pas manqué, au minimum, de reprocher à l’auteur, sans le dire expressément, son « habileté ». Mais l’habileté, si habileté il y a, n’est pas un vice, et être habile, c’est bien le moins : je songe en disant cela aux divers arts manuels, dont à mon avis la poésie fait partie. De même (autre reproche), je ne vois pas pourquoi l’on devrait s’interdire, lorsqu’on compose des poèmes, d’utiliser les ressources de la typographie, de l’invention typographique et de la mise en page (mots en exposants, ponctuation revisitée, disposition des blancs, etc.), comme les modernes (être poète, est-ce que n’est pas quelque part être essentiellement moderne, en rupture avec les conventions et les usages établis ?) l’ont fait de tout temps.
Je suis assez admiratif, quant à moi, du livre de Michaël Batalla, car à mon sens il a su éviter les écueils (redoutés) de la poésie engagée, et il a produit une forme que je dirais ouverte et en devenir. J’ai été spécialement intéressé par le poème médian, Les notations inutiles du Lycabette depuis le Lycabette (cette colline d’Athènes), et il me restera en particulier l’image parlante des deux bancs du belvédère, avec l’ancien envahi par la végétation et conservé malgré l’installation du nouveau, parce qu’elle condense discrètement toutes les dualités parcourues par le poème (Europe/autre rive de la Méditerranée, autochtone/étranger, langue française/langue grecque, culture antique/monde actuel, etc.). Dans le troisième poème, ce qu’il appelle ses « divagations triangulationnistes » (surimposant une géométrie personnelle un peu magique à la géographie officielle) me semble venir comme en contrepoint critique du geste des découpeurs de cartes, des décideurs de territoires politiques, à l’origine de tous les génocides. Le livre témoigne d’un désir réel non pas d’intervention directe dans la situation évoquée (ce qui serait le cas d’un engagement explicitement militant), même si l’auteur est effectivement présent en chair et en os sur certains des lieux du drame qui se joue actuellement, et s’il peut témoigner à sa manière des choses vues, entendues et senties, mais dans son champ propre, qui est celui de la poésie, du poème.
Éric Houser
Michaël Batalla, Noir de l’Égée, NOUS 2019, 82 pages, 12 €