Le 15 novembre 2018, le documentariste algérien Malek Bensmail donnait une leçon de cinéma au festival des cinémas d’Afrique du pays d’Apt, animée par Olivier Barlet.
Pourquoi le choix du documentaire ?
En fait, comme tout jeune cinéaste algérien, j’avais un désir de fiction. Mais après une petite formation très théorique à Paris, j’ai eu l’occasion de passer une année en Russie au sein des studios Lenfilm qui se trouvaient à Leningrad, aujourd’hui Saint-Petersbourg. Ce fut une révélation. On devait passer par toutes les étapes de la fiction, de l’écriture à la mise en scène. Donc j’étais en lien avec Alexeï Guerman et Alexandre Sokurov. C’était la période Gorbatchev. On a beaucoup parlé de l’actualité, du monde qui changeait, et aussi de l’Algérie. Ils se demandaient pourquoi il n’y avait pas de documentaire qui les informent sur l’Algérie. Sokourov trouvait étonnant que dans un pays qui avait té révolutionnaire, il n’y ait pas eu d’école documentaire. 1988, c’était l’époque des premières révoltes de la jeunesse algérienne contre le régime, réprimées par l’armée (500 morts). Puis petit à petit le multipartisme, les partis islamistes et la décennie dite ”noire”. Moi je fais mes premières armes à ce moment-là…
Ce que tu as documenté dans Algérie(s) ?
Oui, par la suite. Mon premier cri fut un film expérimental qui s’appelle Territoire(s), sur ce que j’appelle la violence archaïque en Algérie, une violence très basique et très physique, voire psychologique par la suite, une violence postmoderne, et le regard de l’Occident sur cette violence et comment l’Occident regarde toujours les violences, en Syrie et ailleurs. C’est un film d’une demi-heure, très expérimental, un film de montage, de confrontation entre la violence archaïque (avec les groupes du GIA avec tout ce qui s’est passé chez nous), et la violente postmoderne “médiatique” internationale, le délire hystérique sur nos violences car ils ne savaient simplement pas les nommer. J’ai pris comme base de travail à la fois ce que je connaissais de ma société mais aussi ce que je commençais à lire, que je n’avais pas eu encore comme appui ; un certain nombre de philosophes, mais aussi relire le Coran, relire les proverbes algériens, faire une sorte de plongeon dans la société où j’avais émigré pour ma formation. Je m’étais aussi appuyé sur Paul Virilio, qui a fait un travail énorme sur question de la vitesse et de l’accident : de la vitesse des jeux-vidéos d’une grande violence, où l’on tire sur les gens, à l’accident boursier du capitalisme. A cette époque, nous étions dans une montée de violence archaïque, qui n’existait nulle part ailleurs, bien avant le 11 septembre. Territoire(s) a tourné en festivals ; quelques chaînes l’ont acheté, notamment la BBC, pour des programmes un peu expérimentaux ; et beaucoup de musées en ont acheté une copie. C’est là que j’ai décidé de ne pas rester enfermé dans le cinéma expérimental ni non plus d’explorer la fiction, mais de me concentrer sur le documentaire de création, ou bien le documentaire tout simplement. Après ce premier film portant le nom de territoire, j’avais besoin de questionner palier par palier des thématiques importantes de ma société. Il y a cependant à peu près tout dans ce premier film d’une demi-heure : la violence, la question de la langue puisqu’on nous a imposé l’arabe, la question de Dieu, la question de l’école… dans une sorte de patchwork d’images. Parfois, je revois ce film comme appui d’inspiration pour mes futurs films.
Et tu as voulu très vite questionner le politique.
Documenter la maison Algérie signifiait donc pour toi faire de l’archive, non dans un sens passéiste, mais au contraire générateur d’avenir. Donc de l’archive contemporaine, une mémoire dressée à partir du présent vers le futur. On perçoit ces enjeux dans tous tes films.
Oui, c’est probablement pour remplir un manque. Il y a eu un tel manque de rapport au réel… Le documentaire n’a jamais vraiment existé en Algérie, en dehors des films de propagandes sur la révolution agraire sous Boumediene, ou de films sur la langue… Un message à faire passer auprès de la population. Mais le vrai documentaire dans le sens du documentaire ouvert sur la société, avec des thématiques sociologiques, sociétales, politiques et autres, ça n’existait pas. J’avais ainsi sans le vouloir cette envie de combler ce manque, pour moi, pour le public, et pour que mes enfants puissent connaître en profondeur toutes les strates de ce pays, sa temporalité. En les voyant, on comprendra ce qu’il s’est passé en 90, en 92, en 94, en 96… Je marque des temporalités régulières pour qu’il n’y ait plus de trous. L’amnésie a été générale autour de la véritable histoire de la guerre d’Algérie. Et par la suite dans les années 80/90, même chose. Et quand on est rentré dans la décennie sanglante c’est devenu une guerre sans images aussi. J’étais peut-être l’un des rares qui continuaient à tenter de faire des films sur cette période-là.
Les films sur la révolution étaient de toute façon des fictions.
Les films sur la révolution étaient des fictions. Il y avait un ou deux documentaires, mais globalement c’était des films comme Le Vent des Aurès, de grandes fresques qui nous enfermaient souvent dans le mythe du héros. Je m’intéressais aux antihéros, à la population, aux anonymes !
Territoire(s) et Algérie(s) on en commun d’avoir un “s” entre parenthèses. C’est pour entrer en rupture avec une entité avec un grand “A”, mettre en avant la diversité ? On est là proche de la démarche de jeunes cinéastes comme Karim Moussaoui qui, dans En attendant les hirondelles, se balade dans une Algérie plurielle.
Oui, le “s” j’y tenais beaucoup et j’y tiens toujours. Même pour Contre-pouvoirs, c’est un pluriel important car il y a des voix différentes. On est resté dans un socle unique pendant 50/60 ans et ça continue, alors qu’il y a une diversité humaine, de cultures, de langues, de points de vue, énorme en Algérie. L’Algérie fait cinq fois le territoire français. Pourtant, on filme toujours les mêmes espaces, les mêmes personnes. On ne filme pas par exemple les gens de couleur noire alors que la moitié de la population algérienne est noire dès qu’on descend dans le Sud algérien. Dans l’iconographie algérienne, il n’y a pas de Noirs. Je voulais partir de cette image unique, de cette télévision unique, de ce cinéma unique, de ce régime unique, pour aller vers une population diversifiée, profondément humaine et ouverte, qui se pose des questions. Je n’ai pas d’ennemis, pour moi un Islamiste n’est pas un ennemi. Il faut essayer de le saisir et de comprendre sa mécanique. Pourquoi il arrive à ce point d’orgue ? Parce que probablement qu’en amont il y a matière à délire dans laquelle on lui a servi sur un plateau ce qui l’a fait bifurquer vers l’islamisme.
Dans le texte d’accompagnement de Contre-pouvoirs figure une phrase de Kamel Daoud : “le contre-pouvoir est lieu de désobéissance, pas lieu de contrepoids comme dans les démocraties, il est résistance à l’uniforme et donc à l’uniformisation”. On est vraiment dans cette idée-là.
Ce qui est d’ailleurs assez troublant. A la vue de leurs débats, où se demande comment ils arrivent à écrire ensemble !
Et finalement, ils arrivent à écrire ensemble, et chacun a son espace. Mais il y a de vrais débats, il y a une vraie écoute entre eux.
Ce qui frappe, là comme dans d’autres films, c’est la vitalité des débats, une sorte de laboratoire de recherche, où rien n’est figé. En somme l’espoir et la vision d’une Algérie future ?
On parle souvent d’espoir, il en faut, bien sûr, mais je ne me préoccupe plus de cet espoir-là. Ce que je pense c’est qu’il y a une vraie vie. Les personnes que je filme ont une vie très active, même si il y a une sorte de déprime générale en Algérie, on sait pourquoi. Mais il y a quand même une société qui bouge, qui vit et qui a des difficultés bien sûr. Elle sait qu’il n’y a pas grand espoir mais ces gens qui font les journaux, ces médecins qui travaillent dans les hôpitaux psychiatriques, ces instituteurs qui, pour certains, font un travail extraordinaire comme je le filme dans La Chine est encore loin, continuent à faire leur job dans une Algérie très dure au quotidien. Mais ils continuent car il n’y a pas le choix et que c’est le choix de la vie.
Tu tournes toujours en équipe légère, un dispositif qui permet d’une part d’être dans des budgets possibles et peut-être aussi d’avoir une vision et un rapport avec les personnes que tu filmes ? La question de la juste distance semble être centrale dans ton cinéma.
Pour répondre à ta question, je complète sur le documentaire. Je crois qu’il ne faut pas juste en faire un élément d’observation et de captation. Il faut qu’il soit citoyen, et donc être un baromètre de démocratie pour savoir jusqu’où je peux rentrer, jusqu’où je peux aller. Et ça permet aux institutions qui n’ont jamais fait rentrer une caméra d’ouvrir petit à petit leur porte. Il est important que les gens du pouvoir, les patrons d’administration, sachent qu’il est possible de filmer leur travail sans que ce soit contre eux. Cela peut les accompagner et donc être aussi intéressant pour eux. Il faut leur expliquer. La caméra est considérée par les administrations ou les officiels comme dangereuse, car elle est censée ramener des preuves. Mais il faut expliquer autrement les choses. Et n’avoir que peu de techniciens autour de moi. C’est en général moi qui suis à la caméra, sauf pour de gros films d’entretiens comme La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire. J’ai toujours un ingénieur son et un chef opérateur mais globalement, c’est moi qui suis au cadre. J’ai parfois un assistant mais qui reste toujours en dehors du lieu où je tourne, pour ne pas dépasser deux ou trois personnes dans le lieu, et cela pour créer un lien fort, et expliquer. Surtout dans notre société, le documentaire est un espace où l’on doit être très pédagogue et expliquer : il faut que la personne filmée puisse dire si elle ne veut plus participer au film. On ne fait pas signer des accords comme on fait en Occident. A partir du moment où la personne dit oui, il faut aussi lui montrer les rushs. Même si elle n’apprécie pas certaines choses, en lui expliquant elle peut vouloir poursuivre. Mais il m’est arrivé que la personne dise qu’elle ne veut plus être dans le film. C’est alors une démarche qui la met face à elle-même. Il ne faut pas qu’elle se sente trahie dans sa propre acceptation.
Appliques-tu aussi des critères fixes dans ta façon de filmer ?
On dit souvent que “le réel résiste”.
Voilà. Il faut absolument que le réel vienne perturber totalement mes intentions de départ. Et que d’autres personnages émergent alors que je n’y avais pas pensé. C’est ça qui moi me plait parce que c’est encore beaucoup plus fort que la fiction où tout est quasiment écrit. Sauf ceux qui travaillent comme Kiarostami à partir d’une base de 3-4 pages et qui scénarisent au fur et à mesure. Mais globalement, en documentaire, on a le sujet en tête, les grandes lignes, les intentions, avec la possibilité que tout ça soit perturbé. Quand on arrive au montage, il faut que les rushs nous posent question. “Pourquoi j’ai mis la caméra là ? Qu’est-ce qui a fait que je me suis positionné là ?” Un obstacle sur le plateau ? Une femme dont je savais qu’elle était dérangée par la caméra. On se repose énormément de questions qui font que, à chaque étape, on doit faire évoluer le film, et questionner l’étape d’avant. C’est crucial pour arriver à une sorte d’épure la plus modeste possible, en tout cas arriver à quelque chose de plus juste dans ce que l’on a observé.
Donc une constante élaboration.
Oui, cette mise à distance ou cet axe ne s’élabore pas uniquement à l’écriture et au tournage, mais se fait tout au long de la fabrication du film jusque la copie zéro parce que même la colorimétrie, même l’étalonnage peuvent nous permettre de mettre à distance ou de renforcer ou d’assombrir une image donc un personnage, etc. La grammaire de la cinématographie mais aussi les techniques et les outils permettent d’accompagner les personnages du mieux possible. Si j’ai peut-être une seule réponse c’est l’idée de la proximité avec les personnages, mais en même temps leur laisser le mystère. Donc des personnages en évolution. Même pour les films d’entretien, j’essaie de monter mes documentaires quasiment comme un thriller, pour qu’il y ait toujours cette dramaturgie et l’accompagnement de personnages dans un mouvement de cinéma. Même dans un dispositif d’entretien classique, ils ont un dispositif de narration où ils évoluent d’un point A à un point B.
Dans une école de cinéma, on enseigne de rapprocher doucement le cadre lors des entretiens pour accompagner l’approfondissement. Est-ce pour toi une règle ?
Cela varie énormément. Par exemple, le tournage de Contre-pouvoirs a été plus difficile que mes autres films. Pourquoi ? Parce que je filmais les intellectuels et les journalistes. Les journalistes ont une maîtrise du rapport à l’image et une peur d’être filmés beaucoup plus forte que les gens de la rue ou d’un village. Les choses peuvent être très complexes avec ceux qui connaissent la grammaire cinématographique ou le dispositif documentaire. Oui, on peut dire qu’on y va doucement ou à l’inverse on peut être beaucoup plus frontal dès le départ, ça dépend vraiment du sujet que l’on traite. Mais il faut d’abord partir sur le respect de l’autre. Et la chose la plus importante pour moi c’est d’être une oreille écoutante. Plus qu’un regard mais une oreille écoutante parce que les Algériens ont véritablement, si on sait vraiment leur parler, un désir de témoignage. Parce qu’il y a beaucoup de non-dits et de culpabilité, beaucoup de ressentis et d’amertumes mais aussi beaucoup de joie et beaucoup d’humour, à l’algérienne ! Il faut lâcher les choses et y aller par strate, et dès qu’ils se sentent en confiance tout est possible.
La première partie d’Algérie(s) avait pour titre : “un peuple sans voix”. On pense à Deleuze : « le peuple manque ». Il est invisible à l’image car il n’a pas droit à la parole. Pourtant, la voix de l’intime est difficile à capter…
Le montage détermine un point de vue. Comment l’abordes-tu ? Tu travailles toujours avec le même monteur.
Oui, Matthieu Bretaud.
Encore sur tes derniers films ?
Oui, même sur La Bataille.
Le rapport avec un monteur c’est toujours délicat.
Le montage c’est aussi faire des choix…
Oui, des choix mais j’aime beaucoup le montage car on y travaille aussi ce qu’on appelle l’élasticité. J’aime bien ne pas avoir un seul dispositif de montage tout au long d’un film, mais des temps de vitesse différents, selon le thème qui est abordé et selon le personnage qui se construit. On travaille à la fois le temps et l’espace. Parfois, on tend l’élastique pour que les choses soient en respiration, qu’on prenne le temps de voir les corps, les doutes, et parfois plus serré, un élastique plus tendu qui permet d’aller sur une action plus forte qui donne à voir une dureté ou une violence précise à un moment donné. J’aime bien osciller, ça dépend beaucoup du film.
Voyons justement un extrait où la question de l’élasticité se pose, avec Des vacances malgré tout (2000) : tu accompagnes une famille que tu ne connais pas particulièrement, une famille algérienne qui vit en France et qui construit sa maison en Algérie, et y vient en vacances. Une confrontation domine entre les Algériens de France et la famille algérienne du cru. Tu n’as pas d’autorisation de tournage et te retrouves donc restreint à un lieu privé.
Si j’ai choisi cet extrait, c’est aussi en raison de l’implication de cette famille dans le tournage : on voit le fils qui fait le son et je crois que tu as aussi laissé la caméra à une des filles par moments.
Pas dans cet extrait-là, c’était quand ils sont à la plage.
Du coup on a véritablement l’implication des personnes filmées dans le processus de création du film, ce qui est assez exceptionnel dans ta filmographie. Pourquoi là ?
C’est simple. A partir du moment où je savais que je ne tournais pas de manière officielle, cela renforçait le dispositif de film de vacances. Il me fallait donc le jouer à fond et intégrer totalement la famille. Donc j’ai vécu avec eux et j’ai vécu aussi leurs drames, leurs engueulades. J’avais fait faire une petite formation de son avant le partir à mon ami machiniste et c’est lui qui est devenu perchman pendant ses propres vacances. Il fallait être très rapide avec une caméra toujours à mes côtés pour être réactif. D’où des plans un peu à l’arrache. En terme de montage, ce fut dur pour Matthieu parce qu’il a fallu trouver des raccords.
Le montage est dynamique, alternant gros plans et plans de coupe, à l’intérieur même de quelque chose qui est comme tu dis filmé à l’arrache.
C’est une famille extrêmement dynamique, dont la parole va dans tous les sens. Les gens s’interrompent, ou n’écoutent pas, les phrases se croisent… C’était très compliqué parce que j’étais seul à la caméra : il fallait faire la mise au point, l’automatisme ne marchait pas bien parce qu’on était toujours dans des groupes. Et l’ingé son n’était pas vraiment ingé son, il perdait des sons parfois, il fallait raccorder, c’était techniquement compliqué. Donc beaucoup de plans de coupe.
Oui, et c’est une très bonne réponse celle de René Vautier. On voit que ça continue. C’est très paradoxal. Le code la famille les restreint aux décisions du patriarche ou du grand-frère ; l’héritage est très compliqué. Mais en même temps, c’est grâce aux femmes que la société survit aujourd’hui. C’est grâce aux femmes qui ont été extrêmement courageuses que la guerre a été gagnée. C’est grâce aux femmes aussi que les combattants ont pu aussi aller se battre dans le maquis et être ravitaillés régulièrement. Elles n’ont pas le statut d’égalité, mais elles tiennent la société. Je filme la femme dans la situation où elle se trouve aujourd’hui. Elles font un travail exceptionnel, mais elles n’ont pas le même salaire, même médecins. Elles mènent une sorte de combat personnel intérieur beaucoup plus fort que l’on imagine.
On va passer un extrait d’Aliénations (2004) tourné en hôpital psychiatrique. [Extrait] Ici, tu ne filmes pas la folie en soi mais en quoi la société provoque la folie.
Ce qui est extraordinaire c’est que les gens te disent de filmer en disant : “montre ça à toute l’Algérie”.
Il y a une relation à la prise de parole. Je reviens à cette démocratie possible à travers la caméra où la personne peut véritablement s’exprimer et aller au bout de ce qu’elle a envie de dire. Elle n’est pas écoutée. Elle sait que la télévision manipule, que l’information est manipulée. Cela crée de grandes pathologies au sein même de la société algérienne, une misère morale et psychologique très forte.
En plus c’est un film assez personnel parce que ton père était psychiatre. C’est dans le même hôpital qu’il a exercé, non ?
Oui il a exercé dans cet hôpital et en fait il a fait construire cet hôpital. Mon père était l’un des fondateurs de la psychiatrie algérienne. Il a d’abord été en charge du service psychiatrique des urgences de Constantine et, sous Boumediene, il avait demandé à la construction d’un hôpital, avec même des thérapies comportementales, avec des salles dédiées aux fêtes, la possibilité de jouer aux échecs avec les malades, etc. Ce fut une longue bataille. Boumediene lui avait dit : “on n’a pas de malades mentaux en Algérie”. Le régime considérait que les maladies mentales étaient une invention de l’Occident.
Voici maintenant un extrait de Le Grand jeu (2005) sur la campagne d’Ali Benflis aux élections présidentielles, un cacique du régime qui en vient à s’opposer au FLN et à Bouteflika. [Extrait] Si j’ai choisi cet extrait c’est parce qu’après avoir filmé dans la voiture cet homme qui parle avec une sorte langue de bois absolue, tu arrives durant son meeting à filmer la foule sans tomber dans le film de propagande. Ce peuple est là, actif, mais pas en adhésion.
Il était progressivement lâché aussi.
Donc tu retravailles ton image pour affirmer un point de vue.
Absolument.
Voici maintenant un extrait de La Chine est encore loin. Le titre est issu d’un hadith du prophète qui dit “recherche le savoir et s’il le faut jusqu’en Chine”. Le savoir est celui qu’on nous enseigne à l’école et cela au village de Tifelfel dans les Aurès, le lieu de la Toussaint rouge, le premier attentat qui a déclenché les insurrections des 54. Tu rencontres des témoins de l’époque de manière à ancrer la question du mythe, et comment l’instituteur traite la question du mythe avec ses élèves. [Extrait]. Tu montres en plan de coupe des élèves qui baillent, et puis ta caméra va vers le ciel, “si on passait à autre chose ?” Finalement tu montres la vitalité de ces élèves quand ils sortent de l’école et qu’ils commencent enfin à vivre alors que là ils sont coincés dans cette histoire du témoignage et de la référence au passé dont ils ne savent absolument pas quoi faire.
Il y a aussi une autre dimension que tu n’as pas saisie peut-être, c’est la langue. Nous sommes dans une région berbère, chaoui, et on leur apprend un arabe dit classique, qu’ils ont du mal à le parler. Ils ont sans doute de petites histoires de famille autour de la révolution à raconter mais ils n’arrivent pas à les exprimer en arabe classique. A aucun moment le prof ne les autorise à les dire dans leur langue. Cette Histoire est encore une fois enfermée entre les quatre murs d’une classe de manière muséale. Un enfant dit “mosquée” au lieu de dire “prison”, parce que c’est presque la même racine. Et un autre confond les terroristes des années de plomb avec les moudjahidines ! Cette confusion générale vient du fait que rien n’est véritablement expliqué. Ils confondent aussi la date du déclenchement de la guerre et la date de l’indépendance. Et tout ça leur passe au-dessus de la tête, parce qu’on ne leur raconte pas la véritable Histoire. Je dis que c’est dangereux, car certains vont devenir des cadres, et resteront enfermés dans une idéologie absconde qui fait qu’ils ne connaissent pas les enjeux de cette guerre.
La question de la langue va être aussi la question de la langue de bois qu’on entendait précédemment. C’est un système global.
Et rien de bouge.
Oui, à l’école, ça reste figé. Quand on revoit effectivement La Chine est encore loin, ça devrait alerter. C’est un enjeu qui me semble crucial pour l’Algérie.
Regardons le dernier extrait, également tiré de La Chine est encore loin, cette fois sur une femme qui n’est pas à l’écran, que l’on entend en voix-off : la femme de ménage de l’école, qui s’appelle Rachida. [Extrait] Est-ce qu’elle ne voulait pas apparaître à l’écran ? En tout cas, tu la filmes dans la corporalité de son travail.
C’est frappant de voir à quel point les gens ont la conscience du cinéma.
Oui, d’où l’importance de ne pas tomber dans la caricature. Les choses sont beaucoup plus complexes que ça. Des femmes sont beaucoup plus solides que certaines femmes des sociétés occidentales dont on pourrait penser qu’elles sont plus libres.
Questions du public
J’ai compris que chaque film, chaque thème dicte son dispositif en quelque sorte. A quelle phase décides-tu du dispositif ? A l’écriture ou dans un aller-retour entre écriture et repérage, ou bien sur le tournage ?
Il y a vraiment une éthique dans votre travail, ce grand respect des gens que vous filmez, si bien qu’ils vous amènent de la richesse pour votre travail et qu’en même temps vous leur apportez aussi quelque chose d’essentiel.
C’est ce que j’appelle moi ce travail collectif que j’essaie de faire avec les gens. Encore une fois, je ne fais pas des films sur les gens mais avec eux. La fiction c’est une opération lourde où on fait répéter les acteurs, on a des scènes, faut aller vite, c’est un budget, etc. Le documentaire est malléable, on peut faire ce travail extrêmement citoyen pour les gens avec qui je suis censé filmer mais aussi pour les institutions qui ont accepté que la caméra rentre. J’aime les gens que je filme, même mes ennemis. Le plus important c’est d’être dans la logique de celui qui parle et comprendre sa mécanique à lui. Plus on comprendra et plus on sera un bon écoutant. C’est le problème de la politique télévisuelle du régime. Les télévisions privées sont extrêmement violentes. Elles créent une sorte de vide politique, alors qu’on aurait pu faire des chaînes éducatives, des chaînes culturelles.
Un grand merci à Maeva Aka pour son aide à la transcription et son résumé en anglais qui sera prochainement publié sur Afrimages.
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