Il y a l’atelier traditionnel, espace de création et de diffusion, immortalisé par Courbet dans l’Atelier du peintre (1855). Mais il y a aussi l’atelier – usine comme La Factory de Warhol ou l’atelier – vitrine comme The Store d’Oldenburg ou le bureau de la PME de Xavier Veilhan. «L’atelier » peut même n’être qu’un moment immatériel du processus de création sans ancrage physique. En effet, le statut et la fonction de l’atelier d’artiste évoluent au fil des années et des époques.
D’une certaine manière, l’atelier lève une partie du voile sur la personnalité de l’artiste. C’est le lieu d’une pratique, c’est le lieu de l’origine de l’œuvre. Et c’est sans doute pourquoi, il fascine autant. Comme si, voir l’atelier nous connectait avec le cheminement mental de l’artiste.
L’atelier demeure le lieu de production de l’œuvre. C’est dans l’intimité de cet antre souvent secret que s’accomplit l’alchimie de la création.
C’est le lieu de la quête, du doute et de l’accomplissement.
C’est le lieu du corps à corps avec le matériau, avec le processus créatif.
C’est le lieu de l’expérimentation. Comment continuer à se surprendre soi- même ? Comment faire évoluer la pratique ?
Au milieu de l’atelier de Valérie John, une grande table très haute coupe l’espace en deux, entre sol et plafond, elle s’étend, elle s’impose, noyée dans un fouillis de matériaux et outils. Elle est la pièce maîtresse, « comme le feu dans la forge ». Cette table, c’est le lieu de la création, là où s’opère le rapiècement.
La réflexion sur sa propre identité, sur les différentes composantes de cette identité composite telle que l’a défini la créolité sont au cœur de la problématique de Valérie John. Comment unifier, assembler, réunir tous les apports culturels et historiques de son héritage identitaire ? Comment faire coexister dans la même création sa géographie et son histoire ? Comment recoudre symboliquement le cordon ombilical du métis antillais avec sa terre de naissance ?
C’est la source de son travail de tissage, de stratification de papiers recyclés entrecroisés, de ses œuvres- palimpsestes. Les papiers de provenances diverses s’accumulent dans l’atelier, longtemps enfermés dans d’immenses sacs poubelles. Leur usage est jusque là indéterminé. Seuls les hasards de l’œuvre en train de se faire vont le préciser.
Ces papiers superposés, tressés les uns aux autres à l’horizontale, contrecollés architecturent des chevauchements qui masquent, dévoilent puis à nouveau, cachent. Tous les morceaux finissent par ne plus faire qu’un seul corps, rigide comme un bouclier. L’œuvre impose son système de présentation, en suspension à la verticale. Le regard doit pouvoir circuler dessus, dessous, devant, derrière. Le rapiècement et le recto- verso sont des constantes de la création artistique de Valérie John.
Aujourd’hui, même si le fondement de la démarche perdure, de nouvelles perspectives se dessinent dans deux directions, la miniaturisation et l’exploration d’un nouveau matériau.
D’un côté, Valérie John expérimente le changement d’échelle et la miniaturisation avec une œuvre fractale et autobiographique : des carrés de huit centimètres sur huit, insérés dans de petits cadres transparents, précieux comme des enluminures. Chaque fragment a son identité mais dialogue avec les autres modules. Si le processus de création reste le même, tissage, superposition et rapiècement, la gestuelle se fait plus précise donc le rapport du corps de l’artiste et de l’œuvre en cours de fabrication se transforme.
De l’autre, elle introduit une matière nouvelle, le textile. A l’origine de sa démarche artistique , il y a le pagne. Le pagne Bogolan, confectionné à partir de sept à dix bandes de tissu préalablement tissées, teintées par l’action conjuguée de boue fermentée et d’écorces d’arbre puis cousues ensemble. Il marie des nuances de marron et présente des teintes sobres comme le noir, le blanc ou l’ocre. Par l’appropriation et le remix, Valérie John s’en empare et transpose sa structure au cœur de ses tissages de papiers recyclés.
Le pagne est un objet du quotidien chargé de symboles. Il a fallu des années pour que Valérie John ose intégrer directement dans ses créations cet objet, quasiment sacralisé dans son imaginaire. La rencontre des bogolans et des palimpsestes de papier de Valérie John dans un même panneau souligne la filiation structurelle entre le pagne et ses œuvres.
Dans cette nouvelle facette textile, le fondement de la démarche, le processus et la structuration des productions sont identiques. Il s’agit d’entrecroiser et réunir différents fragments dont chacun à sa propre histoire. Du wax ou du madras rejoignent désormais le pagne bogolan. Cette association de tissus d’origines différentes, africaine, hollandaise, indienne, fait écho à la composition de la culture créole mais questionne aussi la question de l’authenticité comme le fait Yinka Shonibare en déconstruisant dans ses installations et tableaux une histoire unilatérale écrite par les anciens pays colonisateurs.
Les Dutch Wax sont les tissus multicolores et imprimés, considérés de manière commune, en Orient et en Occident, comme étant « authentiquement » africains. Ils ont été créés au XIX ème siècle par des marchands hollandais pour le marché indonésien. Inspirés par les batiks indonésiens, ils étaient censés conquérir le marché mais le succès escompté n’a pas été au rendez – vous. Alors pour écouler les stocks, les marchands adaptent couleurs et motifs et vendent les tissus en Afrique de l’ouest. Les Dutch Wax y connaissent un formidable succès. Les Dutch wax sont devenus africains grâce à une formidable appropriation populaire. L’histoire du madras apparaît à bien des égards similaire puisque c’est un tissu originaire de l’Inde, introduit aux Antilles, devenu d’une certaine façon, emblématique et partie intégrante du costume traditionnel antillais.
Par ailleurs la superposition des différentes strates de textiles est une réminiscence du quotidien puisque la tradition veut que la femme s’enroule successivement dans trois pagnes, du petit pagne au pagne de cérémonie. On renoue avec le rapport au corps. Par ailleurs, la spécificité du matériau ne permet pas d’homogénéiser totalement la réalisation finale comme le permettait les papiers recyclés. Et les strates de textile d’origines diverses induisent un rapport différent entre le public et l’œuvre. Au recto verso s’ajoute un potentiel dessus-dessous pour qui aurait l’audace de soulever les strates.
Ces quelques notes de visite d’atelier ouvrent des pistes de réflexion à prolonger après ce voyage au coeur de l’univers artistique de Valérie John, entre cohérence et inattendu .