Ces pendants cherchent d’abord la symétrie, puis les sujets…
Pays-Bas
La cuisine maigre La cuisine grasse
1563, gravures de Pieter van der Heyden d’après des dessins de Brueghel (Gallica)
Où Maigre-os , qui remue le pot, est un pauvre convive. Ce pourquoi à Grasse Cuisine j’irai, pour que je vive
(Ou Maigre-os Le pot mouue, est vu pouure Conuiue | Pource, a Grasse-cuisine iray, tant que ie viue)
Hors d’ici, Maigre-Dos, à une hideuse mine ; – Tu n’as que faire ici, car c’est grasse cuisine.
Les deux légendes insistent sur le personnage de Maigre-Homme (magherman, traduit par Maigre-Os ou Maigre-Dos dans une orthographe française très approximative). La légende de la première gravure peut se comprendre de deux manières : « Maigre-Homme étant un piètre convive, moi je préfère aller chez les Gros » ou bien « Maigre-Homme tente d’aller chez les Gros pour ne pas mourir ».
C’est ce deuxième sens qu’appuie le dessin : décrochant sa cornemuse, Maigre-Homme (en bleu) va tenter sa chance chez les Gros, mais se fait jeter dehors.
Cependant le dessin en dit plus que le texte, en développant des oppositions entre :
- les deux femme qui allaitent (en jaune) ;
- la chienne maigre et la chienne obèse (en violet).
Enfin, il existe un second personnage dédoublé, reconnaissable à sa coiffe : Gros-Homme (en vert) est assis à sa table, puis se fait happer à la porte des Pauvres :
- pour partager leur pauvre pitance, dit la femme qui lui propose une assiette avec une carotte et un navet ;
- ou bien pour accompagner ces légumes, dans un sous-entendu cannibale…
La cuisine grasse La cuisine maigre
Ainsi l’accrochage dans l’autre sens suggère la revanche de Maigre-Homme, d’abord mordu par un cochon, puis ensuite mangeant le Cochon.
L’opposition entre Cuisine Maigre et Cuisine Grasse sera repris par Jan Steen (voir Les pendants de Jan Steen) et se répercutera, en perdant sa connotation morale, jusqu’au XVIIIème siècle français (voir Chardin dans Pendants nature morte : France et de Troy Les pendants de Jean-François de Troy).
Le Marché aux poissons Le Marché aux légumes
Hendrick Sorgh, 1654, Gemäldemuseum, Kassel (40,1 x 30,5 cm)
On suppose, sans certitude, que le pendant prend prétexte des deux types de marchés pour montrer deux vues de Rotterdam, vers le port et vers la cité. Sorgh a décliné plusieurs fois le sujet des marchés.
Le Marché aux poissons, Rijksmuseum, Amsterdam (65. x 47,5 cm) Le Marché aux volailles à Rotterdam, Musée des Beaux Arts de Bâle (65 x 49,5 cm)
Sorgh, 1650-70
On ne sait a si ces deux variantes très proches constituaient elles-aussi des pendants.
La Leçon de chant La Leçon de basse de viole
Netscher, 1664, Louvre, Paris
En ce temps où les pendants constituaient encore une nouveauté visuelle, le caractère systématique et didactique de celui-ci lui confère un côté candide. Malgré les efforts de l’artiste pour perturber la symétrie, nous voyons bien que chacun se compose d’une musicienne assise, en robe blanche, entourée par un maître de musique en habit noir et par un tiers, grande soeur ou petit frère.
Non content d’opposer le Chant à la Musique instrumentale, nous avons pour le même prix l’Extérieur et l’Intérieur, la Sculpture et la Peinture et , de manière plus discrète, l’Eté et l’Hiver :
- à gauche des verres sont posés à terre dans le rafraîchissoir, des pêches et des raisins sur la table ;
- à droite, le pied gauche de la musicienne est posé sur une chaufferette.
La dame anémique, Rikjsmuseum Deux femmes près d’un berceau, The Quadrangle, Springfield Museum of Arts
Samuel van Hoogstraten, 1670
Ce pendant très inhabituel a été expliqué par Wayne E. Franits [1] : je résume ici son analyse, plus quelques compléments sur le rôle comparé des deux trios, et sur la symbolique des objets (sur l’art consommé d’Hoogstraten pour faire parler les décors, voir 2.2 Le Corridor : scène à quatre).
La dame anémique
Elle n’a pas fait venir le docteur dans l’espérance d’être enceinte, comme certains l’ont proposé. E. Petterson [2] a montré que la visite du docteur à une femme visiblement anémiée sous-entend que celle-ci souffre de « fureur utérine » : les médecins de l’époque pensaient qu’en l’absence de grossesse, cet organe devenait dévorant, au détriment des organes vitaux.
Comme le note Wayne E. Franits , Hoogstraten a multiplié les indices en faveur de cette lecture : les doigts contractés de la patiente, sa posture analogue à celle du chat jouant avec la souris – figure habituelle de la libido féminine exacerbée (voir Pauvre Minet).
Ajoutons que l’oeil-de-boeuf dévoilé (impudeur) et barré (infertilité), qui donne sur un corridor décoré de tableaux galants, va dans le sens d’une lubricité ne trouvant pas d’exutoire. A contrario le tableau de l’arrière-salle – un fragment de l’Ecole d’Athènes de Raphaël, au dessus d’une cheminée éteinte – invoque l’état d’esprit de sagesse, de piété et de désir maîtrisé qu’elle est bien incapable d’atteindre.
Deux femmes près d’un berceau (SCOOP !)
Le trio formé par le médecin, le mari, et patiente – celui qui sait, celui qui aime et celle qui a besoin d’aide – est remplacé par un trio équivalent, mais aux sexes inversés : la compagne plus âgée, la mère et l’enfant.
La fenêtre garnie d’un bouquet, la pièce arrière tapissée d’un luxueux cuir de Cordoue doré, et le berceau débordant de fourrures sont autant d’images d’un utérus comblé, opulent et douillet.
La logique du pendant
Laissons la conclusion à Wayne E. Franits :
« Si « La visite du docteur » représente l’utérus enflammé, alors « Deux femmes près d’un berceau » représente l’utérus rétabli par la grossesse et par l’enfantement« .
Italie
La chasse La pêche
Annibale Carrache, 1585-88, Louvre
Ces deux pendants, sas doute des dessus de porte destinés à un palais de la région de Bologne, juxtaposent des saynettes séparées et mélangent les classes sociales :
- la forêt est le terrain de jeux des aristocrates, mais on voit surtout les chiens et les valets : l’un à droite sonne de la trompe pour avertir les chasseurs que la colllation est prête dans la clairière en contrebas ;
- l’étang est le lieu des paysans et des marchands, mais on voit à droite un couple de personnes de qualité, avec leur enfant, en train d’acheter
Il n’y a pas véritablement de fonctionnement d’ensemble du pendant ; on notera cependant, au premier plan des deux bords externes, le même procédé de grandes silhouettes perchées au dessus de petites, de manière à creuser l’espace pictural à la fois verticalement et dans la profondeur.
Paysage avec Diane et Callisto, Annibale Carrache, vers 1605, Mertoun House, Paysage avec la toilette de Vénus, Annibale Carrache et Francesco Albani, Pinacoteca Nazionale, Bologne
Ces deux toiles mythologiques sont séparées de plusieurs années et la seconde est surtout de la main d’Albani, l’élève de Carrache.
La composition du premier tableau est binaire, autour de l’arbre central :
- à droite Diane est assise, avec trois nymphes et deux chiens ;
- à gauche, la grossesse de Callisto est révélée par son refus de se baigner.
Lorsqu’il a été décidé de lui faire un pendant, il a fallu inventer une bipartition équivalente, de manière assez artificielle :
- à droite Vénus est assise, avec trois suivantes et deux colombes ;
- à gauche la fontaine ne sert qu’à équilibrer la partie « bain » du premier tableau.
En ces tous débuts des pendants en Italie, le paysage est encore conçu comme un décor de théâtre devant lequel les personnages se placent. Il faudra attendre Poussin (voir Les pendants de Poussin) et surtout Rosa (voir Les pendants de Rosa) pour que le fonctionnement du pendant intègre à la fois les personnages et le fond.
Soldats jouant aux cartes (pratiquement détruit lors de l’attentat à la bombe de 1993) Un Concert
Manfredi, 1614-16 Offices, Florence
Les deux composition sont construites en parallèle :
- au centre, la table avec la partition ou le jeu de cartes ;
- de part et d’autre, un groupe de trois plus un personnages impliqués dans le jeu : musiciens (violoniste, luthiste, chanteur en face du flûtiste) ou joueurs de carte (celui qui est assis sur la table est probablement un tricheur) ;
- à droite, deux personnages debout, qui ne jouent pas.
Le très mauvais état des deux tableaux empêche d’aller plus loin dans la compréhension des deux scènes, mais il est douteux que le pendant repose sur autre chose que sur ces correspondances purement formelles.
Joueurs de cartes
Groupe de musiciens
Boncori, 1675, Chrysler Museum of Art, Norfolk
A gauche, dans un bouge, le jeune homme en velours rouge croit tenir la carte gagnante pendant qu’une fille lui soutire sa bourse (sur ce thème, voir Vol simple, vol en réunion).
A droite, dans un extérieur noble, de jeunes musiciens jouent ensemble, sous l’égide d’une statue de Pan avec sa flûte.
On compte une femme et quatre hommes de chaque côté (en incluant la statue), dans des attitudes très symétriques :
- les deux joueurs de cartes du premier plan font écho au luthiste et au contrebassiste (ils ont d’ailleurs les mêmes pantoufles rouge et blanche et les mêmes couvre-chefs) ;
- le spectateur en pourpoint vert qui observe le jeu de cartes d’en haut (et qui tient d’ailleurs un violon) correspond au violoniste debout, qui penche sa tête vers le groupe ;
- la voleuse et la claveciniste rivalisent de dextérité.
Ainsi ce pendant fortement charpenté oppose l‘intérieur et l’extérieur, le divertissement et l’art, les cartes et la partition, le jeu futile et le jeu habile, la discorde et l’harmonie.
Le Temps ravit la Beauté Le Temps dévoile la Vérité
Giovanni Domenico Cerrini, 1670 – 1680 Kassel Museum
Ce pendant assez maladroit illustre deux effets classiques du Temps, l’un négatif et l’autre positif :
- d’une part, tenant son sablier, il nous montre une coquette à sa toilette, dont la beauté est éphémère comme la fleur ;
- d’autre part, arrachant sa robe, il révèle en pleine lumière la Vérité (une jeune femme vertueuse qui a posé sa palme sur son livre, sur fond de sagesse antique) au grand dam de l’Envie (se mordant les doigts) et de l’Ignorance (aux oreilles d’âne).
Le problème est que l’héroïne positive est manifestement effrayée, tandis que la coquette semble tout à fait satisfaite, ce qui brouille quelque peu le message.
Mort de Caton, Musée de Chambéry Mort de Sénèque, , Louvre, Paris
Giordano, 1684-85
Le pendant dispose face à face deux nobles vieillards entourés de disciples montrant toutes les expressions de l’affliction, côté politique, et de l’attention, côté philosophie.
On ne sait pas grand chose du suicide de Caton, sinon qu’il se plongea une épée dans la poitrine pour ne pas survivre à la République, après avoir lu une dernière fois le Phédon de Platon (sans doute le livre tenu par le jeune homme en bleu).
En revanche le suicide de Sénèque, qui s’ouvrit les veines sur l’ordre de Néron, est raconté en détail par Tacite :
« Et, même au moment fatal, gardant toute la maîtrise de son éloquence, il appela ses secrétaires et leur livra longuement ses réflexions. » Tacite, Annales XV
Dans les deux sujets, la dignité de la Peinture d’Histoire impose de faire l’impasse sur les effets grand-guignols : pas de glaive côté Caton, et bandage côté Sénèque.
Références : [1] Wayne E. Franits, « Dutch Seventeenth-century Genre Painting: Its Stylistic and Thematic Evolution », Yale University Press, 2004, p 147https://books.google.fr/books?id=LjI6JJqjX3gC&pg=PA147&lpg=PA71&dq=%22pendants%22#v=onepage&q=%22pendants%22&f=false [2] E. Petterson, Amans Amanti Medicus: Die Ikonologie des Motivs ,Der ärztliche Besuch’, in: Holländische Genremalerei im 17 Jahrhundert: Symposium Berlin 1984, hrsg.v. H. Bock u. T.W. Gaehtgens, Berlin 1987, S. 193-224