(Anthologie permanente), Dossier Pat Boran, par Emmanuel Malherbet

Par Florence Trocmé


Pat Boran, né en 1963 à Portloise, vit à Dublin où il dirige les éditions Dedalus Press. Auteur d’une douzaine de livres, poésie et prose, il est traduit en de nombreuses langues. Il a dirigé la Poetry Ireland Review et animé The Poetry Programme sur RTÉ Radio I. Les poèmes présentés sont extraits de son dernier recueil, Then Again, publié en 2019 et font partie d'un ensemble à paraître en français aux éditions Alidades. Traduction Emmanuel Malherbet.
Le site du poète (en anglais)
Estuaire
« Il n’y aura bientôt plus le moindre oiseau. »
dit le vieil homme assis sur le banc
qui domine l’estuaire où une dizaine de courlis
ravaudent en rond un ourlet effiloché de soie bleue.
Ç’avait été un jour si calme, si tranquille.
Peut-être est-il mon visiteur mythique
venu porteur de terribles et sombres nouvelles.
Je suis à son côté. Ce qu’il a pu lire
le tourmente déjà, il en a l’encre
au bout des doigts. Nous parlons des heures
jusqu’à la marée gris argent du soir qui vient
glisser à nos pieds. Je rêve cette nuit
du dernier vol de courlis sur l’estuaire,
de traînées d’encre se diluant dans l’eau.
Je m’éveille, inspecte le pays de mes mains,
les voyant comme ferait un oiseau de mer ou un drone,
si faibles, si petites, si lointaines.

Estuary
‘Soon there will be no birds left at all,’
says the elderly man on the bench
overlooking the estuary where a dozen curlews
bend to stitch the frayed edge of blue silk.
It has been so calm, so still a day.
Maybe he is my myth visitor,
come to impart some unwanted darker news.
I sat beside him. Whatever he has read
is already haunting him, the ink
on his fingertips. We talk for hours,
until, silver-grey, the evening tide slips in
around our feet. Tonight I dream
of the last curlew flying across the estuary,
of ink stains unfolding slowly through the water.
I wake to inspect the landscape of my hands,
seeing them, as might a seabird or a drone,
so powerless, so small, so far away.
Then Again, 50.

/
La vierge au carrefour

   à Pilar Villar Argaiz

Pas si longtemps qu’à la campagne
on trouvait à des croisements comme ça
une statue de la Vierge. Petit sanctuaire
de cailloux et de fleurs, la Vierge
en rose, en bleu, en blanc, avec
à ses pieds parfois les coulures
d’une ou deux bougies votives. Mon père
ralentissait un peu au passage,
puis d’un coup se signait, déclarait
que c’était le moment de chanter
l’une ou l’autre version du mystère ;
on soupirait, on rechignait, mais on savait
qu’il était vain de résister.
Nous n’en avions pas fini
de l’interminable litanie
du Salut ô Reine Glorieuse
qu’il devenait plus gai, ayant pour sa part
à bout de bras repoussé
le futur impie. Et ce soir encore,
voyez-vous, nous rentrons ensemble,
prenant de nuit les lacets
de cette route de campagne –
après un virage la voici toujours là
dans la nuit d’hiver ; une gamine toute seule
qui attend le bus :
visage illuminé
dans la lumière d’un smartphone.
Virgin of the Crossroads
   for Pilar Villar Argaiz

Not long ago there were,
on country crossroads like these,
statues of the Virgin. A little shrine
of rocks and flowers, herself
in pink and blue and white,
maybe a votive candle or two
pooling at her feet. My father
would slow a little as we passed,
then, abruptly blessing himself,
announce it was time to proclaim
one or other variant of the mystery,
and we’d sigh or groan,
knowing it was futile to resist.
Before we’d finished
the extended litany (la litanie sans fin)
of the Hail Holy Queen, his mood
would brighten now he’d done
his bit to keep a godless future
at arm’s length. And he’s with me
still tonight, you know,
driving late on this winding
country road, heading homewards,
rounding a bend to find her
stood there still
in this winter’s night, a solitary girl
waiting for her bus,
her face beatific
in the light of her mobile phone.
/
L’œil du cochon

En premier, l’homme à tout faire, s’acharnant à déboucher
les chiottes paroissiaux avant les confirmations ;
« Mon père, » – doigt à la visière, salut au jeune curé
qui a promis du bonus si c’était réparé à temps –
« pour cinq shillings, je vous enverrais cette merde au ciel. »
En second, ce pauvre malheureux ayant avoué
à ma mère qu’après d’innombrables jours
de lard au chou, tant et plus de lard au chou,
ça lui plairait bien qu’elle change le menu :
du chou au lard. Troisième vient le voisin
qui rejoignait de ci de là la famille paternelle
pour cette fête, la fête du cochon bouilli,
et qui chantait – mon père aimait bien le rappeler –
« Donne-moi l’œil, car c’est l’œil que j’aime ».
Tous, bien sûr, ont aujourd’hui disparu,
à moitié flous et anonymes, l’un confondu
à l’autre dans la fumée de tourbe des souvenirs d’enfant.
Tous avaient en commun la même ténacité, le même
humour à toute épreuve. Ils me rejoignent
parfois la nuit, quand tout a été dit.
Le premier, le type qui empeste le ciel,
claudique sur le chemin d’une bicoque où
la famille s’est regroupée après le boulot ;
l’éclat d’une lampe danse sur le tranchant d’un couteau.
Une femme sert des louches de soupe au chou. Quelqu’un
prend le couteau, l’enfonce dans la chair
d’une tête de porc qui trône au milieu de la table ;
surgi de l’ombre un vieux voisin demande
qu’on bénisse l’œil : « Donne-moi l’œil, »
font-ils en écho, « car c’est l’œil que j’aime. »
Et pour de bon on fait passer l’œil tout du long
de la longue table, chaque convive à son tour,
grotesque dans l’ombre de la lampe à huile,
grimace et ricane, grogne puis se recroqueville,
et c’est comme s’ils sentaient qu’on les observe, là,
depuis un futur aux possibles déroutants
et aux misères bien pires que les leurs.
The Pig’s Eye

One is the handyman, struggling to unblock
the parish toilets for Confirmation Day.
‘Father,’ he tips his cap to the young priest
who’s offered a bonus to have it fixed in time,
‘For five bob, I’d drive shite to Heaven.’
Two is the ‘poor unfortunate’ who confided
to my mother that, after countless days
of bacon and cabbage, and yet more bacon and cabbage,
now and then she liked a change of menu –
cabbage and bacon. And number three is the neighbour
who joins my father’s family nox and then
for the feast that is the boiled head of a pig,
chanting, as my father loved to recall it,
‘Give me the eye, for I love the eye.’
They are, of course, all of them, nox gone,
half-blurred and anonymous, confused
one with the next in childhood’s turf-smoke memory.
But what they have in common is forbearance
and grim humour. And, at a certain time of night
when yarns are told, they come to me again.
First is the man, clothes stinking ti heaven,
limping home the road to a simple house
where a family group has gathered after labours,
the light of a lamp dancing on their one good blade.
A woman ladles cabbage water. Then someone
takes the blade and sinks it into the flesh
of a pig’s head sat in the centre of the table,
while out of the darkness an aged neighbour asks
for the blessing of the eye. ‘Give me the eye,’
all of them chime in, ‘for I love the eye.’
And as an eye is duly ferried down
the length of that long table, each diner in turn,
grotesque now in the oil-lamp shadowplay,
grimaces and laughs, jeets and at last tucks in,
as if somehow they might sense us watching here
in a future of bewildering opportunity
and far worse kinds of poverty than their own.
Then Again, 32.

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Arrêt de bus

   James Fintan Lalor Avenue, Portlaoise

Le monde est plein de coins splendides,
mais pas celui-là. Il y a des décennies
c’était ici une allée d’arbres, une clôture,
des pâtures, dont je garde d’une promenade
matinale le souvenir vague ; le monde s’étalait
tout scintillant dans la lumière du matin.
Mais les temps changent ; le pays se plie
à nos désirs. Où le bétail rêvassait
ceux de la ville se retrouvent, font les courses,
et comme moi, là, restent plantés attendant
dans un abri de verre balayé de vent
que la roue du changement
les emporte au loin. On sera
un jour quelque part
où l’on n’est pas.
     Pourtant, la semaine
passée, j’attendais sur ce banc tale-fesses
quand un type tout près de moi a pris un appel.
« Sheila ? » Sa voix tremblotait
« Et alors ? » « Tu t’en es bien sortie ?
Oh doux Jésus ! Merci, mon Dieu ! »
Sans que je voie rien venir, il m’a enlacé
de ses bras, m’étreignant – ses doigts de vieux
frémissaient comme brins d’herbe, son visage contre le mien
– je le sens encore – humide comme la brume du matin.
Bus Stop

   James Fintan Lalor Avenue, Portlaoise
The world is full of beautiful places ;
this isn’t one of them. Decades back
a line of tree stood here, a gate,
and open fields I half-remember
from a morning walk, the world spread out
and, in that early light, all glistening.
But time moves on, the land
bends to our will. Where cattle dreamt,
now townsfolk come to meet, to shop,
and, like me here, to stop and wait
inside this wind-swept, glass-walled hut
for the wheels of change
to carry them away. We would be
anywhere some days
but where we are.
     And yet last week,
as I sat here on this backside-nimbing bench
a man right here beside me took a call.
‘Sheila ?’ His voice was quivering.
‘What’s that ? You’re in the clear ?
Oh Sacred Heart of Christ,’ he said, ‘Thank God !’
And before I might do anything, he’d reached
across and hugged me, held me, his ageing fingers
trembling now like grass, his face against mine
damp – and I can feel it still – as early mist.
Then Again, 44.