Olivier Barlet : Ce qui frappe dans le film que nous venons de voir, c’est la proximité dans la manière de tourner avec Les Misérables vu hier soir : caméra épaule, mouvement, rythme… Pourquoi voulais-tu nous le montrer en préalable à cette rencontre ?
Ladj Ly : C’est le premier documentaire que j’ai réalisé. C’est là où tout a commencé. J’ai commencé ma carrière en tant qu’acteur. Je n’étais pas très à l’aise et j’ai préféré passer derrière la caméra. Cela se passe à Montfermeil, où j’habite. Il y avait eu les émeutes de 2005, en bas de chez moi, dans ma rue. Je suis tout naturellement sorti pour filmer. Je pensais que cela durerait deux ou trois jours : je faisais des archives pour un éventuel court métrage. Et finalement, j’ai filmé durant un an tout ce qu’il s’est passé : le point de départ avec les émeutes suite à la mort des deux gamins qui tentaient d’échapper à la police, Zyed Benna et Bouna Traoré, et toutes les associations, tous les mouvements qui ont été créés. J’ai suivi tous ces acteurs mais aucune chaîne de télévision n’en a voulu. En même temps, toutes les télés du monde cherchaient à faire des images alors que j’étais la seule caméra qui pouvait filmer de l’intérieur. La plupart ont voulu me racheter des images. J’ai refusé de les vendre et décidé de faire mon propre film. Vu qu’il n’a pas été diffusé, on l’a sorti en dvd et il est maintenant disponible sur youtube gratuitement. La démarche était de témoigner de ce qu’on a pu vivre durant cette année, d’avoir un point de vue de l’intérieur et de donner la parole aux habitants. Les journalistes cherchent des images un peu sensationnelles pour leur sujet et ne s’attardent pas. C’était important de prendre le temps de comprendre et d’aller à la rencontre de tous les protagonistes et de témoigner de ce qu’on a pu vivre durant toute cette année.
Il y a de nombreux cinéastes en formation dans la salle : peut-être nous dire quel a été le déclic qui a fait que toi, jeune dans la Cité, d’origine malienne, tu te saisisses d’une caméra ?
Etant gamin, à 7 ou 8 ans, j’étais pote avec Kim Chapiron, qui est le fils de Kiki Picasso, un artiste graphique, et de Romain Gavras dont le père est le cinéaste Costa Gavras. A 14 ou 15 ans, on a décidé de créer le collectif Kourtrajme (court métrage à l’envers). On ne se reconnaissait pas dans les histoires et les personnages du cinéma français pour faire nos propres films. On a fait plusieurs courts métrages qui ont rencontré un certain succès. A cette époque, j’étais acteur et jouais dans tous ces courts, notamment Sheitan de Kim Chapiron avec Vincent Kassel en 2016. J’ai acheté ma première caméra à 17 ans et n’ai jamais arrêté de filmer. J’ai beaucoup archivé ce territoire et durant plusieurs années, j’ai fait du copwatching vu que j’habitais dans un quartier assez mouvementé. Les policiers commettaient beaucoup d’exactions. Je filmais systématiquement, pendant plus de dix ans.
Et pour le moment 1,2 million d’entrées en France.
Oui, à peu près.
Tu passes là de l’autoproduction à tout petit budget à du gros budget. C’est vraiment une autre échelle…
Vous aviez écrit le scénario du court avec Alexis Manenti, qui joue le policier retord, et pour le long vous avez fait appel à un professionnel.
Oui, Giordano Gederlini. On ne s’improvise pas scénariste. C’est un vrai métier en soi. On n’en serait peut-être pas incapable mais ça demanderait énormément de temps : il faut de l’expérience. On apporte la matière, les idées et le scénariste nous aide à structurer le scénario.
Et sur le tournage, les acteurs avaient-ils une marge d’improvisation ou aviez-vous un texte très écrit ?
Le texte était très écrit. J’y tenais mais une fois qu’ils étaient rentrés dedans, je leur laissais une séquence en plus où ils avaient une liberté totale et pouvaient même improviser. C’était une carte blanche où ils pouvaient même sortir du texte pour s’exprimer. Cela a donné beaucoup de séquences avec des improvisations et cela renforce le côté réaliste du film. Je voulais apporter ce côté documentaire dans la fiction, la caméra épaule très proche des gens. Ce sont de vraies histoires que je raconte, la vie de mes proches et des habitants.
C’est réel et en même temps l’histoire du lion paraît complètement fantastique, fabuleuse, qui vient s’insérer dans la réalité du film.
Le film est tendu dès le départ mais l’action ne démarre vraiment qu’au bout d’une quarantaine de minutes : tu préfères placer la géographie du quartier en suivant l’initiation du nouveau policier.
Oui, je viens du documentaire et ça contredit le fait que l’élément déclencheur doit arriver au bout de cinq minutes. Bien peu de gens connaissent ces quartiers, y mettent les pieds : je voulais prendre le temps, m’installer. On est en immersion.
Les policiers dans le film sont humains, même s’ils sont problématiques.
C’est important pour moi de ne pas prendre parti, de ne pas porter de jugement sur mes personnages, de rester dans la réalité. Dans la police, il y en a qui se comportent bien et font leur travail et d’autres qui se comportent moins bien. Les Misérables ce sont les habitants mais aussi les policiers : ils travaillent dans des conditions difficiles avec des salaires très bas, et habitent souvent aussi dans des cités HLM. Je ne suis pas là pour les défendre mais c’est la réalité.
Le film est centré sur les jeunes, et comme c’est un film-alerte, c’est par rapport à cette génération que tu pousses un grand cri.
Bien sûr, c’est un film qui parle de l’enfance, de la place des jeunes dans les quartiers. Ils se trouvent livrés à eux-mêmes dès le plus jeune âge : les associations qui s’en occupaient n’ont plus de financement on ne parle même plus de la culture. J’ai voulu lancer un cri d’alarme. La situation est critique. Le film se passe pendant l’été : pendant deux mois, ils sont lâchés dans la Cité. Pendant le festival de Cannes, j’ai appelé le président de la République à voir le film puisque ce sont les politiques les premiers responsables. Il nous avait invités à l’Elysée, j’ai refusé car je voulais qu’il vienne à Montfermeil. Cela aurait fait sens qu’il vienne lui-même dans les quartiers. On a fini par lui envoyer un dvd : il a vu le film et il semblerait qu’il a été bouleversé et a demandé à tous ses ministres de trouver des solutions. On va voir ce qui va se passer.
Dans ton documentaire, on voit le vrai maire de Montfermeil, qui n’arrête d’ailleurs même pas le moteur de sa voiture, mais dans Les Misérables, il est absent, tout comme l’Etat.
Ils n’ont jamais été là. Il y a un animateur que l’on appelle le maire et qui tient le quartier. Et toute une organisation qui s’est mise en place.
Débat avec la salle
Demba Sissoko (journaliste) : Avez-vous fait vos courts métrages et documentaires en attendant de faire votre grand projet ?
Ladj Ly : Oui, j’ai cette volonté de faire du cinéma depuis que je suis adolescent. J’ai commencé par le documentaire car c’est le plus simple, puis la fiction. J’ai appris, appris, jusqu’à trouver de l’argent pour le premier long. Mes potes du collectif avaient fait des longs et ça me mettait la pression !
Penda Diatta (Talents 2019) : Quelle a été la réaction de vos parents maliens après avoir vu 365 jours au Mali ?
J’avais mis en place une série dont le principe était de prendre le temps et d’y passer donc un an. Je ne suis pas resté un an au Mali mais j’y suis quatre ou cinq fois durant des semaines ou un mois. Je ne suis pas sûr que ma mère l’ait vu car je ne lui montre pas tout. Par contre, elle a vu Les Misérables et était très contente.
Augustin Ngom (scénariste) : Nous avons eu un échange ce matin avec des vétérans de notre cinéma qui, avec beaucoup de ferveur, ont conseillé aux jeunes de prendre le temps d’être assistants sur les plateaux avant de se mettre une étiquette de réalisateur. Je suis autodidacte aussi, comme toi. En retour, quels conseils donnerais-tu aux anciens ?
(rires) Tu veux me mettre en difficulté !
Olivier Barlet : En fait, ce qu’avaient conseillé les anciens, c’est d’avoir la patience…
La patience, c’est important ! J’ai fait tous les postes, j’ai servi le café, j’ai fait de la régie… C’est le poste le plus ingrat mais le plus intéressant parce que ça permet de comprendre toute la machine. Faites de la régie ! On apprend énormément. On ne peut pas être tout de suite réalisateur.
Question : Dans votre documentaire, vous êtes-vous mis d’accord avec les gens que vous filmiez d’abord ?
Je sors ma caméra et je filme. J’ai toujours procédé comme ça. Si la personne n’est pas contente, tant mieux car ça va créer du mouvement. Je ne pose pas de barrière sur quoi que ce soit.
Mame Wary Thioubou (réalisatrice) : Les Misérables a-t-il aidé à changer les choses aux Bosquets ?
Je n’ai pas trop de retours vu que le film est sorti il y a un peu plus de quinze jours seulement. Tous les gamins qui ont joué dans le film veulent maintenant faire du cinéma ! Cela leur permet de penser faire autre chose que les métiers manuels auquel on les destine.
Selly Rabi Kane (styliste) : Il est important pour notre génération de voir qu’on peut à la fois être dans l’apprentissage et le faire. Comment l’école Kourtrajmé pousse-t-elle à faire des films ?
Elle fonctionne depuis bientôt deux ans. On forme aux métiers du cinéma : scénario, production, réalisation, montage, postproduction, art-photo. Pour la première année, on a formé une trentaine de jeunes, produit cinq courts métrages, développé deux longs métrages dont une série. La deuxième promotion comporte 45 élèves. L’idée est de les former, les accompagner, produire les films pour suivre les élèves. Sur les 30 élèves de la première promotion, 22 ou 23 ont une situation. L’un tourne en ce moment une série à St Louis du Sénégal. On va lui envoyer deux élèves pour l’assister. Trois élèves tournent un documentaire pour France Télévision. Sept élèves développent leur court métrage. On les accompagne. On essaye de les pousser à 100 % pour que chacun ait un projet.
Gildas Magnim Madang (Talent 2019) : on voit dans le film une photo de vous avec une sorte de bazooka.
Oui, c’est moi. Ce n’est pas une arme mais ma caméra. C’est une photo de l’artiste JR. Il m’a photographié il y a 15 ans et je trouve que ça me représente bien. C’est un clin d’œil qu’on a voulu faire à l’artiste dans cette séquence.
Olivier Barlet : mais c’est vraiment la caméra comme arme !
Bien sûr. Quelque part, c’était mon arme. Elle me permet de témoigner, de rendre justice quand les policiers ont commis cette bavure, de me protéger aussi : quand je faisais du copwatching et que je sortais ma caméra, ça calmait tout le monde. On me voyait arriver au loin et on criait : « Y’a Ladj ! ». Tout le monde se calmait. J’étais devenu la bête noire des policiers. Ils savaient que c’était une preuve diffusable sur internet.
Question : Votre connaissance du terrain a facilité les choses. Dans un autre cadre, auriez-vous la même facilité ?
C’est vrai que ça aide beaucoup. Une équipe qui vous entoure aide aussi bien les choses. Tout était ficelé avant le tournage. Je me mettais la pression et finalement, c’était fluide sur le plateau.
Question : Comment procèdes-tu avec les acteurs ?
Je m’étais lancé un défi de ne pas travailler avec des stars. Il n’y avait que Damien Bonnard, le nouveau policier, à avoir de l’expérience, et bien sûr Jeanne Balibar qui joue la commissaire. Alexis Manenti avait fait quelques courts et des seconds rôles et pour Djebril Zonga, ancien footballeur et une carrière de mannequin, c’était son deuxième film. C’était la première fois qu’ils étaient en premier rôle. Il y avait plein d’exercices, on s’est mis dans les situations, on était en immersion aussi avec les policiers car c’était important d’avoir leur avis. Les comédiens ont tourné avec les équipes de la BAC, avec les équipes départementales, ils ont pris le temps d’aller dans les commissariats pour discuter avec eux.
Suite question : Et avec les moins professionnels ?
Le pari était de dévoiler de nouvelles têtes et de bosser avec les gens du territoire. Aucun gamin du film n’avait fait du cinéma. Tout un travail a été fait en amont après le casting. On avait une salle où ils venaient tous les jours s’entraîner. Je discute beaucoup avec les comédiens. Aucun des gamins n’avait lu le scénario. On voyait sur place. S’il fallait refaire quatre ou cinq fois la prise, on le faisait. C’était assez juste et précis. Je travaille beaucoup à l’oreille : je ne regarde pas toujours l’écran. Quand ça sonne juste, ça s’entend tout de suite.
Baba Diop (critique sénégalais) : René Vautier avait lui aussi pris sa caméra comme une arme en faisant Afrique 50. Votre cinéma s’inscrit dans la tradition du cinéma d’intervention. Avez-vous vu les films de Vautier en Afrique et Algérie, les films avant et après 1968, etc. pour vous inscrire dans cette lignée ?
Non, je n’ai pas vu mais j’aimerais beaucoup voir. Mais je ne suis pas du tout cinéphile. Je regarde très peu de films. Je pars du principe que je veux faire mes films, avec la manière de filmer qui m’est propre sans entrer dans des cadres et vouloir faire comme tout le monde. J’ai une démarche un peu spéciale : je regarde un film par mois, et encore ! Je vois les films importants mais j’essaye plutôt de rester concentré dans ce que je fais et de raconter mes histoires en apportant ma patte.
Question : Félicitations pour le film. Ce qui m’a marqué, c’est que chaque personnage apporte quelque chose de fort avec sa particularité. Aussi parce que le film nous a permis de voyager et de voir des quartiers qu’on ne voit jamais à l’image ici. J’ai remarqué que vous faites zooms et travellings : est-ce pour une signification particulière ? Par ailleurs, vous n’avez pas fait d’école de cinéma mais en créez une aujourd’hui : n’est-ce pas paradoxal ?
(rires) Je n’ai pas eu la chance d’en faire ! Si j’avais postulé à la Femis, ils ne m’auraient jamais pris : il faut un bac + 2 ou 23, ça coûte un certain prix, ça dure trois ans. J’aurais aimé intégrer une école de cinéma à 18 ans. Je fais une école mais qui n’est pas classique, avec une autre approche : une vision différente, une façon de produire, de réaliser, de filmer. On a commencé dans les années 96, au tout début du numérique. On avait acheté les toutes premières caméras à moitié prix. Cela permettait des zooms et des grands angles : on avait une autre façon de filmer. C’est ce que j’ai gardé dans le film : très proche des gens, caméra à l’épaule, beaucoup de mouvements, des zooms… Ça permet de ramener de la dynamique. Dès que je me pose le pied, je m’ennuie. La seule fois que je l’ai posé, c’est dans le bar la séquence entre les deux policiers, Pento et Gwada, donc la scène que j’ai le plus galéré à tourner. Dès que c’est statique, je m’ennuie.
Claire Diao (journaliste et distributrice) : Tu n’es pas le seul en France à te battre parce que tu es passé au long métrage sans avoir fait d’école de cinéma, mais tu es le premier à être nominé aux Oscars. As-tu l’impression que l’industrie du cinéma français s’ouvre ou bien as-tu l’impression, vu que tu t’es pris beaucoup de portes, d’une sorte d’hypocrisie ? Ton parcours reste une exception ou bien as-tu l’impression que ça se normalise et que les gens sont bienveillants, et que les autres cinéastes vont avoir davantage de place ?
Olivier Barlet : Tu veux dire si l’industrie s’ouvre à la diversité ?
Claire Diao : Je ne sais pas ce que c’est que la diversité, mais disons qu’on accepte tous les Français quels qu’ils soient.
C’est un milieu difficile d’accès. Pour mon film, ça a été le parcours du combattant. Mais j’ai l’impression qu’avec Les Misérables, de petites choses bougent. Le CNC n’a pas soutenu le film mais a changé de président. Je l’ai rencontré : il a envie de faire bouger les lignes. Il voudrait qu’il y ait plus de diversité dans les commissions. J’espère que cela signifiera plus d’ouverture.
Question : Peut-on être un bon réalisateur tout en tenant la caméra ?
J’ai toujours filmé et tenir la caméra me permet d’être dans mon élément. Je voulais absolument filmer pour ce film aussi. Mais j’ai finalement rencontré un chef opérateur avec qui je me suis super bien entendu. Je lui ai fait voir tous mes films et il a compris ce que je voulais. On a fait des essais, je lui ai fait confiance et lui ai laissé la caméra. Et finalement, j’estime que c’est beaucoup mieux : ça permet de rester focus sur la mise en scène et le jeu d’acteur. Je dirais donc que si tu as un chef opérateur dont tu es content, profites-en !
Question : Nous sommes des étudiants du Media Centre de Dakar, formés par le cinéaste Moussa Touré qui nous dit que la meilleure méthode pour apprendre à filmer c’est de regarder des films. Avez-vous des références qui vous ont permis de faire Les Misérables ?
Je regarde très peu de films mais j’ai deux références : Démineurs et Detroit de Kathryn Bigelow, qui m’ont inspiré. J’encourage vraiment tous ceux qui veulent être cinéastes. Le potentiel d’histoires en Afrique est énorme. Les plateformes comme Netflix ou Amazon se positionnent en ce moment sur l’Afrique. Il y aura beaucoup d’argent et de producteurs ces prochaines années : accrochez-vous, ce sera long et dur mais vous allez y arriver !
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