Si comme moi, vous butez sur le nom de cette autrice, mais qu’elle vous dit malgré tout quelque chose, c’est normal. Olga Tokarczuk est la lauréate du Prix Nobel de Littérature 2018 qu’elle a reçu en 2019 (pas de chance, elle est tombée l’année du gros cafouillage au comité d’Oslo). Des femmes Prix Nobel il n’y en a pas tant que ça, alors quand ça arrive, et qu’on ne la connaît guère – mais qu’un billet de Marilyne nous allèche – eh bien on n’hésite pas, on prend. Et bien nous en prend !
C’est à la tombée du jour que se produisent les choses les plus intéressantes, car alors les différences s’estompent.
Plongée dans une Pologne à la fois mythique et grevée de bizarreries contemporaines, ce roman porte la voix inoubliable de son personnage principal, corsé et imprévisible comme on en rencontre peu en littérature. Janina Doucheyko, la soixantaine, vit seule dans un hameau perdu sur un plateau battu par les vents près de la frontière tchèque. Elle cumule plusieurs casquettes : ancienne ingénieur des ponts et chaussées en retraite, professeur d’anglais et gardienne de maisons secondaires, passionnée par l’oeuvre de William Blake, ardente défenseur de la nature et des animaux, elle est férue d’astrologie et se sert très sérieusement des astres comme d’un instrument pour mesurer le monde et son entourage. À l’aide de savants calculs horoscopiques, elle discerne les motivations profondes des gens, et va jusqu’à déterminer la date et la cause de leur mort. Pratique quand les meurtres commencent à s’accumuler autour d’elle, d’autant qu’ils semblent avoir un lien avec la chasse et les animaux. Mais la police locale ignore ses propositions d’aide à l’enquête…
« Selon moi, c’est la preuve que le cadavre se trouvait à un stade de fermentation lactique. »
Nous étions en train de déguster des pâtes à la sauce roquefort.
Ce récit à la première personne est souvent hilarant et plein de dérision, un brin mélancolique, mais aussi déroutant. La romancière maîtrise l’art du raccourci cocasse et de la formule éloquente. Sa philosophie, ou plutôt celle de son personnage, est stimulante, même si elle est étrange, ou peut-être devrais-je dire, m’a paru à moi, petite Française bien cartésienne, exotique. Je dois d’ailleurs ajouter que Janina, avec la radicalité de ses principes et ses pas de côté, m’a progressivement mise mal à l’aise. Son « honnêteté » narrative est parfois remise en cause par les méandres et les ellipses de son discours, ce qui produit une certaine tension. Cet effet nous conduit à nous interroger sur nos propres valeurs, notamment relatives au respect de la nature et de ses habitants, donc au végétarisme par exemple, que la narratrice met en balance avec la pratique de la chasse qu’elle considère être une barbarie. Perce ici le ton d’un texte militant sous ses dehors picaresques. Les lecteurs polonais goûtent certainement mieux les piques contre le système politique et culturel qui émergent ça et là. Il faut dire que les « méchants » sont vraiment méchants et caricaturaux.
D’une certaine façon, les gens comme elle, ceux qui manient la plume, j’entends, peuvent être dangereux. On les suspecte tout de suite de mentir, de ne pas être eux-mêmes, de n’être qu’un oeil qui ne cesse d’observer, transformant en phrases tout ce qu’il voit, tant et si bien qu’un écrivain dépouille la réalité de ce qu’elle contient de plus important : l’indicible.
Cette lecture vaut certainement le détour. Elle nous charme par la présence chuchotante et vibratile du vivant sous toutes ses formes, depuis l’humble cucujus vermillon qui crèche sous les bûches, jusqu’à Janina et sa bande d’humains un poil subversifs et marginaux (un voisin taiseux et méticuleux, un étudiant en littérature allergique à tout, un entomologiste militant, une vendeuse de fripes imberbe…). Ils n’auront pas fini de vous séduire !
Ingrid a trouvé ce roman « étrange » et « inclassable » oscillant entre les genres policier et fantastique ; pour Keisha, c’est un « chouette roman » avec « une héroïne terriblement sympathique et un peu givrée quand même » ; Philippe a grandement apprécié ce « très beau livre » (ah la scène du dentiste de rue !) ; pour Dominique c’est d’entrée de jeu un très « bon roman » dans lequel « il y a tout : l’intelligence, l’art du récit, des personnages improbables, un suspense ».
« Sur les ossements des morts » d’Olga Tokarczuk, éditions Noir sur Blanc, 2012, 301 p.
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