" [Le Conseil d'État] appelle l'attention du gouvernement sur la nécessité d'assurer le respect de méthodes d'élaboration et de délais d'examen des textes garantissant la qualité de l'action normative de l'État et souligne l'importance de cette recommandation pour l'examen des nombreuses ordonnances prévues par les projets de loi. " (Avis du Conseil d'État n°399-528 et n°399-539 du 24 janvier 2020).
Saisine peu préparée du Conseil d'État, procédure accélérée au Parlement, ordonnances, absence de financement... il ne manquerait plus que le 49 alinéa 3 de la Constitution !... pourtant de sinistre mémoire pour Emmanuel Macron, alors Ministre de l'Économie, lorsque le Premier Ministre Manuel Valls le lui avait imposé en 2015 pour sa loi Macron.
La réforme des retraites en est, depuis le 03 février 2020, à sa "phase parlementaire". Depuis cette date, en effet, la commission spéciale de l'Assemblée Nationale sur le sujet examine les deux projets de loi correspondant à la réforme du gouvernement d'un système universel e retraite (les textes d'origine sont lisibles ici). Les députés commenceront l'examen en séances publiques à partir du lundi 17 février 2020, date qui a été choisie pour une nouvelle journée de grève.
Mais la commission spéciale n'aura probablement pas le temps de finir d'examiner les ...22 160 amendements déposés : 299 pour les groupes LREM et MoDem, 283 pour le groupe PS, 489 pour le groupe PCF, 1 148 pour le groupe LR ...et 19 713 pour le groupe FI. Les députés FI ont en effet une moyenne d'environ 1 000 amendements par personne. Des amendements de pure forme, une virgule par-ci, une virgule par-là. On appelle cela de l'obstruction, les responsables FI ne s'en cachent pas puisqu'ils revendiquent le droit de porter la contestation sur la seule carte qu'il leur reste à jouer, celle de l'obstruction parlementaire. À cet égard, le "psychanalyste énervant" (!) Gérard Miller a rappelé le 10 février 2020 la scène d'un excellent film de Frank Capra, "Monsieur Smith au Sénat" (sorti le 19 octobre 1939), où le jeune héros sénateur, joué par James Stewart, essaie de parler le plus longtemps possible en lisant lettre après lettre la Bible.
Ceux qui souhaitent un comportement un peu plus constructif ne peuvent que regretter cette attitude : comme la commission spéciale ne pourra pas terminer d'examiner ces dizaines de milliers d'amendements, certains peut-être intéressants et susceptibles d'être adoptés à l'unanimité sont noyés dans cette avalanche d'amendements, le texte sur lesquels les députés débattront le 17 février 2020 sera donc probablement le texte initial du gouvernement. Rappelons que grâce à la révision constitutionnelle voulue par le Président Nicolas Sarkozy, le texte de référence pour les examens en séances publiques est le texte adopté en commission, alors qu'auparavant, il était le texte du gouvernement.
En disant que c'est la seule carte à jouer, c'est un peu vrai. Les opposants ont tenté avec une grève très longue des transports en commun (RATP, SNCF), la plus longue de l'histoire de la Cinquième République, de faire reculer le gouvernement, mais sans succès. Quelques opérations illégales (au contraire de la grève) ont également échoué (coupures d'électricité, blocages de raffineries de pétrole, etc.).
On peut quand même comprendre les députés FI même si on ne les approuve pas. Car le gouvernement a vraiment tout fait pour saboter le débat national qu'il souhaitait sincère et réel (je ne doute pas de sa sincérité initiale).
Lorsque j'avais soutenu Alain Juppé à la primaire LR de 2016, je ne savais pas s'il allait gagner et j'avais même de sérieux doutes car mon expérience m'avait appris que les favoris des sondages n'étaient jamais élus ( Raymond Barre en 1988, Édouard Balladur en 1995, Lionel Jospin en 2002, Ségolène Royal en 2007, Dominique Strauss-Kahn en 2012, et plus tard, Alain Juppé en 2017).
Mais j'avais ressenti une sorte de soulagement de le voir dans la compétition. Certes, il était déjà assez âgé mais il avait un avantage compétitif sur tous ses concurrents, tous partis confondus : il avait eu l'expérience des terribles grèves de l'automne 1995 et il en avait tiré quelques enseignements sur l'importance de la méthode, presque plus importante que le fond même d'une réforme ambitieuse. Ce fut probablement d'ailleurs cet esprit consensuel qui lui a barré la route de la candidature : quand on est candidat, il faut cliver, il faut rassembler son camp avant de gagner une partie de l'autre camp au second tour. C'était parce qu'il avait compris cela que Jacques Delors avait renoncé en décembre 1994. Alain Juppé aurait mis un peu de rassemblement dans un monde passablement éclaté. Il n'a pas réussi, car le monde était déjà trop éclaté.
Curieusement, celui qui dirige la majorité actuelle est un bébé Juppé : le Premier Ministre Édouard Philippe. C'est vrai, beaucoup des soutiens d'Alain Juppé se sont retrouvés à soutenir Emmanuel Macron, mais souvent seulement au second tour, comme beaucoup d'autres d'autres partis. On aurait pu imaginer que l'expérience de gouvernance d'Alain Juppé allait lui servir. Et finalement, à mon grand étonnement, non.
Tout le monde, et le gouvernement en premier, admet que cette réforme des retraites est une réforme de grande ampleur. C'est simple, tous les Français sont impactés. Jusqu'aux nouveaux-nés. Presque tous, puisque les plus âgés de la population active (la barre a été baissée) en ont été exemptés.
C'est une réforme importante, qui concerne une grande part de nos dépenses publiques (13% du PIB), et qui va s'installer dans le temps (jusqu'en 2047 ?). En clair, au moins deux générations de Français vivront quotidiennement au rythme de cette réforme.
Face à cet enjeu essentiel, le gouvernement ne propose aux parlementaires qu'un texte à trous, avec une absence totale de financement (c'était pourtant l'argument de la boulette sur le congé parental pour le deuil d'un enfant, j'y reviendrai), qui serait fixé par 29 ordonnances en relation avec les conclusions d'une "grande conférence sociale" sur le financement des retraites dont Laurent Berger, de la CFDT, avait proposé le principe. Au-delà de cette défaillance parlementaire qui fait peu de considération à la représentation nationale (on s'étonnera ensuite de l'antiparlementarisme qui sévit chez les populistes), le texte a été mis en "procédure accélérée", c'est-à-dire qu'il n'y aura qu'une seule lecture et pas deux lectures au Parlement.
Même la préparation du texte a été peu professionnelle : le Conseil d'État a été saisi le 3 janvier 2020 mais il y a eu de nombreuses saisines rectificatives les 9, 10, 13, 14, 15 et 16 janvier 2020. Ce grand corps de l'État a étudié le texte les 16 et 23 janvier 2020, publiant son avis le jour de sa présentation et adoption au conseil des ministres. Cela signifie qu'il y a eu des dispositions qui n'étaient même pas connues au moment de l'étude du texte !
L'avis du Conseil d'État (qu'on peut lire ici) est d'ailleurs sans complaisance pour le gouvernement : " L'étude d'impact initiale qui accompagne les deux projets de loi est apparue, pour certains dispositions, insuffisante au regard des prescriptions de la loi organique n°2009-103 du 15 avril 2009. Le Conseil d'État rappelle que les documents d'impact doivent répondre aux exigences générales d'objectivité et de sincérité des travaux procédant à leur élaboration (...). ". Et il ajoute par ailleurs : " Le Conseil d'État constate que les projections financières ainsi transmises restent lacunaires (...). ". En clair, le gouvernement demande aux députés de signer un chèque en blanc...
L'avis du Conseil d'État note aussi la précipitation du gouvernement : " Le Conseil d'État relève que la saisine des organismes qui doivent émettre un avis s'est effectuée tardivement, après que le projet de loi lui a été transmis et la plupart du temps selon les procédures d'examen en urgence. Si la brièveté des délais impartis peut être sans incidence sur les avis recueillis lorsqu'ils portent sur un nombre limité de dispositions, il n'en va pas de même lorsque la consultation porte sur l'ensemble du projet de loi, tout particulièrement lorsque le projet de loi, comme c'est le cas en l'espèce, vise à réaliser une réforme de grande ampleur. Au surplus, compte tenu de la date à laquelle ces avis ont été rendus, la possibilité pour le gouvernement de les prendre en compte est extrêmement réduite, y compris au stade de l'examen par le Conseil d'État, stade auquel au demeurant auraient déjà dû être intégrées les modifications pouvant le cas échéant en résulter. ".
Précipitation aussi pour sa propre saisine : " Le Conseil d'État souligne qu'eu égard à la date et aux conditions de sa saisine, ainsi qu'aux nombreuses modifications apportées aux textes pendant qu'il les examinait, la volonté du gouvernement de disposer de son avis dans un délai de trois semaines ne l'a pas mis à même de mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique de l'examen auquel il a procédé. Cette situation est d'autant plus regrettable que les projets de loi procèdent à une réforme du système de retraite inédite depuis 1945 et destinée à transformer pour les décennies à venir un système social qui constitue l'une des composantes majeures du contrat social. ".
J'ai entendu ce lundi 10 février 2020 sur LCI le député LREM Frédéric Descrozaille, par ailleurs courageux car ils ne sont pas si nombreux que cela à défendre la méthode du gouvernement à la télévision, défendre cette procédure avec les deux semaines d'examen prévues en séance publique en comparaison avec les vingt heures du débat pour la peine de mort en 1981 ou avec les trente heures pour le débat sur la loi Veil en 1974. Comme disait Voltaire, comparaison n'est pas raison : comment mélanger une réforme qui aura une conséquence concrète sur tous les Français pendant plusieurs générations et des textes qui, tout aussi importants sur le plan des valeurs ou de la santé publique, ne concernaient qu'une infime minorité de Français, les doigts d'une main par septennat pour la peine capitale, quelques centaines de milliers de femmes par an pour l'avortement ? Là, on est sur des dizaines de millions de familles qui sont impactées.
On a parlé aussi de la procédure accélérée, qui était toujours voulue lors des réformes de retraites. Sauf que dans le cas d'aujourd'hui, il s'agit d'une "réforme systémique" et donc, d'une très grande ampleur : on ne bouge pas quelques paramètres, on change complètement la règle du jeu.
C'est pour cela que je pense que le gouvernement n'a pas d'autres issues que le suffrage universel, à savoir le référendum. Pour une réforme de cette ampleur, il faut placer le débat national au niveau même des citoyens. D'une part, les lois ne doivent pas être issues de la rue, et c'est pour cela que le débat national ne pouvait pas provenir des syndicats ni des grévistes. D'autre part, avec parallèlement la procédure accélérée, les trous à ordonnances du gouvernement et l'obstruction consécutive des députés FI, le débat national ne peut avoir lieu au Parlement. Il ne reste donc plus que les urnes, le niveau le plus noble.
Pourquoi vouloir faire une telle réforme contre les Français ? Il ne s'agit pas de financement mais de système. Il ne s'agit pas de faire un "RIC" qui permettrait de vouloir plus de policiers et moins d'impôts (cela sert à cela, d'élire une majorité : gouverner avec cohérence et réalisme). Il s'agit juste de changer de modèle social. Si le gouvernement pense qu'il est meilleur, la campagne référendaire serait le moyen idéal pour convaincre les Français. Et s'il n'arrive pas à convaincre, tant pis, la France s'en remettra : même De Gaulle a échoué en avril 1969.
Le jusqu'au-boutisme du gouvernement, aidé par les institutions (et je considère que les institutions sont bonnes, c'est au gouvernement de prendre ses responsabilités, c'est lui qui est aux commandes, et l'on a besoin d'institutions solides qui permettent au gouvernement de gouverner, regardons l'immobilisme dans des pays comme l'Italie, la Belgique, l'Autriche, et même l'Allemagne et Israël, incapables de trouver une majorité ou trouvant une majorité pour ne rien faire), relève maintenant plutôt du domaine de l'idéologie et pas du pragmatisme.
L'argument de l'inscription de cette réforme dans le programme présidentiel d'Emmanuel Macron n'est pas vraiment efficace : il serait valable si le Président de la République avait été élu dès le premier tour (peu probable en France, même sous De Gaulle !), mais il est sûr qu'aucun de ses nouveaux électeurs du second tour n'avait choisi ce programme au premier tour. Quant à la comparaison avec un référendum sur la peine de mort, qui est un sujet sur les valeurs et pas sur le niveau de revenu des retraités dans les cinquante prochaines années, elle me paraît douteuse (comme je l'ai indiqué plus haut) car on gouverne pour les Français, jamais contre les Français.
La saisine du peuple par référendum, après un débat parlementaire visant à améliorer les textes du gouvernement, serait ainsi une excellente idée pour la démocratie et un moyen noble pas seulement de sortie de crise mais aussi de prise en considération de l'avis des citoyens pour ce qui leur appartient de plus cher : les conditions du contrat social qui les lient à la nation.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (10 février 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Retraites : Discours sur la méthode.
Les deux projets de loi (ordinaire et organique) sur la réforme des retraites publiés le 24 janvier 2020 et leur étude d'impact (à télécharger).
Avis du Conseil d'État sur la réforme des retraites publié le 24 janvier 2020 (à télécharger).
Retraites : semaine de Sisyphe !
Les intentions du pouvoir.
Une seule solution : le référendum.
La réforme du code du travail.
La réforme de l'assurance-chômage.
Jean-Paul Delevoye.
Édouard Philippe sur les retraites : déterminé mais pas fermé.
Les détails du projet de retraite universelle par points annoncé par Édouard Philippe le 11 décembre 2019.
Discours d'Édouard Philippe le 11 décembre 2019 au CESE (texte intégral).
Discours d'Édouard Philippe le 12 septembre 2019 au CESE (texte intégral).
Rapport du Conseil d'orientation des retraites (COR) du 21 novembre 2019 (à télécharger).
La retraite, comme l'emploi, source d'anxiété extrême.
Grèves contre la réforme des retraites : le début de l'hallali ?
Rapport de Jean-Paul Delevoye sur la réforme des retraites remis le 18 juillet 2019 : "création d'un système universel de retraite" (à télécharger).
Faut-il encore toucher aux retraites ?
Le statut de la SNCF.
Programme du candidat Emmanuel Macron présenté le 2 mars 2017 (à télécharger).
La génération du baby-boom.
Bayrou et la retraite à la carte.
Préliminaire pour les retraites.
Peut-on dire n'importe quoi ?
La colère des Français.
Le livre blanc des retraites publié le 24 avril 1991.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200210-retraites.html
https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/retraites-discours-sur-la-methode-221406
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/02/10/38012196.html