Je ne sais plus si je vous en ai déjà parlé mais la lecture occupe quelque place dans ma vie. A l'intérieur de cette place trônent en majesté une cinquantaine de livres. Et parmi ceux-ci, La Guerre et la Paix de Tolstoï.
Catégorie chef-d’œuvre. Du calibre de La Divine Comédie, L’Illiade, Don Quichotte, ce genre de monuments.
Et tel fut d’ailleurs longtemps mon problème. Un monument c’est une histoire d’importance dans l’histoire littéraire, de taille – car, oui, la taille compte – à côté de laquelle vous vous sentez petit, en tout cas intimidé.
Une autre chose également m’a tenu éloigné un long moment du titan tolstoïen.
L’opposition formulée par le récemment disparu George Steiner entre Tolstoï et Dostoïevski dont je n’avais pas eu connaissance dans mon jeune temps mais qui planait comme une évidence – au même titre que les formations en paires antagonistes Truffaut/Godard, Stones/Beatles, Ford/Hawks – m’a sans doute fourni un prétexte pour me refuser à l’un des deux.
C’est que Dostoïevski, tout autant intimidant dans sa posture de monument littéraire semblait davantage auréolé d’une atmosphère sombre et tourmentée assez en phase avec une âme adolescente qui peut s’incruster dans un corps adulte au-delà de la vingtaine.
Tolstoï, par contre trimballait à mes yeux une réputation bien plus poussiéreuse faite de prêchi-prêcha et d’édifications assommantes.
J’ai pu donc crânement me prétendre nettement plus dostoïevskien que tolstoïen sans avoir jamais lu le deuxième.
Non, je ne suis pas très fier.
Peut-être est-ce d’ailleurs pour donner un peu de consistance à cette affirmation stupidement snobe que j’ai réussi, la trentaine bien entamée, à vaincre mes réticences et me lancer dans les quelques deux mille pages de Guerre et Paix – on rentre un peu à reculons dans deux mille pages, la taille compte.
Et pourtant au bout de celles-ci j’étais malheureux comme les pierres de devoir quitter la foule de gens avec lesquels j’avais passé tant de temps.
A vrai dire, je ne les ai pas vraiment quittés. Bien des personnages du roman m’habitent encore en ce sens qu’il m’arrive régulièrement de songer à eux.
Je crois qu’assez peu de livres ont eu un effet durable sur moi à ce point.
Et ce malgré plusieurs des pages parmi les plus ennuyeuses qu’il m’ait été donné de lire (de fumeuses considérations sur la guerre, l’histoire, le destin – pages à travers lesquelles je suis passé en trombe et en diagonale).
Peut-être même est-ce là une marque supplémentaire du génie absolu auquel touche ce livre. Être aussi fort en dépit de ratages immenses.
D’un point de vue plus personnel, j’ai durant cette lecture ressenti des émotions parmi les plus fortes de ma vie de lecteur. En continuant dans Tolstoï, j’en ressentirai d’autres parfois équivalentes, et à une occasion au moins, plus fortes encore. Ce sera au passage de la scène dite des moissons, dans
Anna Karénine,
Un de mes amis disait même que cette scène à elle-seule pouvait justifier l’univers entier.
Pour autant, bien qu’ayant désormais viré ma cuti et remplacé un barbu par un autre dans l’ordre de mes préférences, je n’ai pas délaissé ce bon vieux Fiodor.
La place de second dans un continent aussi magistral et riche que la littérature russe de la deuxième moitié du 19e siècle (l’équivalent de l’âge d’or de l’Athènes de Périclès selon George Steiner, récemment disparu et déjà cité plus haut) reste d’un rang très haut.
Il est donc évident que Dostoïevski aura droit à au moins une note du mardi mais il est temps dans l’immédiat de conclure celle-ci, de note, car le temps presse et votre patience s’use.