Choc, amertume, déception et incompréhension. Ce sont les mots qui reviennent souvent dans les propos des Martiniquais, si habitués à un journal qui fait partie de leur quotidien. Fini les pages sur les communes, ni le dossier culturel du vendredi, ou le programme de télé du week-end, pas non plus de Cahier des Sports du lundi. Car, le journal fondé en 1964 sur décision du général De Gaulle en visite en Martinique était en situation de monopole en Martinique, Guadeloupe et Guyane. Le coût social est très lourd : plus de 250 emplois ont disparu.
Jeudi 5 février, à la Place François-Mitterrand, siège de France-Antilles, la colère et la tristesse sont montées crescendo : c’est le dernier jour pour vider les placards dans lesquels sont disposés des dossiers personnels. C’est le va et vient dans le couloir du rez-de-chaussée où se croisent les salariés de tous les services : la publicité, les ressources humaines ou la comptabilité. C’est la déchirure dans les cœurs, car cette entreprise où se sont succédé près de trois générations de salariés, fonctionne comme une famille.
Dans la vaste salle de rédaction, les journalistes et les pigistes et photographes débattent d’un sujet qui aurait pu faire la Une d’une édition en télévision ou en radio : l’avenir des archives papiers et les photos. Les images collées au mur et qui souvent présentent de célèbres personnalités martiniquaises dont le poète et homme politique Aimé Césaire ou des chefs d’Etat en visite ont été retirées.
Dans cette assistance, sur fond d’ambiance morose, un ancien de la rédaction, photographe est venu en soutien de ses lointains collègues. "J’ai vu l’arrivée de beaucoup de journalistes à France-Antilles" raconte-t-il. de son état depuis la cération du journal. Les yeux fixés sur l’écran de leur ordinateur, des journalistes enregistrent leurs archives personnelles. Dans le tintamarre du remplissage des cartons ou le crépitement des claviers, des voix de rédacteurs s’élèvent pour échanger avec les secrétaires de rédaction sur des souvenirs marquants de leur commune collaboration . A d’autres moments, un court silence plane, vite interrompu par l’entrée inopinée d’un salarié d’un autre service. Un signe qui montre que la rédaction était au cœur de l’entreprise et que l’information est la matière première.
Véritable bascule affective, le personnel est en deuil. Des petits rires décochés au milieu d'épisode de pleurs entrecoupent de longs enlacements.
Des archivistes sont venus récupérer des exemplaires d’éditions parus depuis des années. Ils portent des gants et manipulent les journaux avec le plus grand soin, digne d’une intervention de la police scientifique. Beaucoup d’émotion au moment où ces écrits furent emmenés, tel un défunt accompagné à sa dernière demeure. ”Ils seront classés comme patrimoine national consultable par l’ensemble de la population" nous confie Carine De Jaham, rédactrice en chef du magazine Créola depuis 1996. La gorge nouée et un sourire sur les lèvres laissant apparaître un sentiment amer d’impuissance face au triste sort qu’a connu son magazine.
A la barre de la rédaction depuis 37 ans dont 15 ans à la rédaction en chef, Rudy Rabathaly n’affiche aucun signe d’angoisse. Cet homme calme, connu pour son professionnalisme s’interroge cependant sur ce qu’il appelle "le fiasco". Derrière son sourire légendaire, il y a comme de l’amertume. Si l’histoire de France-Antilles s’arrête à son 15 949e numéro, son aventure, par contre, l’esprit de journal de proximité qu’il a initié durant plus d’un demi-siècle devrait renaître. C’est le défi à relever, autant pour les acteurs économiques, les élus et les professionnels de l’information.
C’est le père de la Ve République française qui, au cours d’une visite en Martinique en mars 1964 lance le quotidien France-Antilles qui restera l’unique quotidien aux Antilles et en Guyane. L’entreprise a été "confiée" à Robert Hersant qui deviendra dans les années 1970-1980, le propriétaire de plusieurs titres régionaux en France. Il avait même réussi à mettre Le Figaro dans son escarcelle.
Mais France-Antilles était le fleuron du groupe. Après des périodes fastes, l’entreprise connaît des difficultés depuis quelques années. En Martinique, les ventes sont passées de 40 000 exemplaires en semaine, il y a une quinzaine d’années, à moins de 20 000 en semaine. En 2014, le groupe a connu un redressement judiciaire dont il a été sauvé. En 2016, Aude Jacques Ruettard, la petite-fille de Robert Hersant rachète le groupe des mains de son oncle Philippe Hersant. Une acquisition qui se solde par une liquidation judiciaire le 30 janvier 2020 par le Tribunal de commerce mixte de Fort-de-France.
Adams Kwateh : journaliste à France Antilles pendant 25 ans et actuellement président du Club de presse Martinique :
"A ses débuts, le journal était de droite, selon la volonté de son fondateur et le rôle qui lui avait été assigné. Tout change en 1981 : France-Antilles s’ouvre à toutes les tendances politiques. C’est à ce moment-là qu’Aimé Césaire, figure politique de poids en Martinique, fut interviewé pour la première fois. L’histoire contemporaine de la Martinique s’écrit avec l’encre noir de France Antilles.
Mr Kwateh nous offre une visite guidée des lieux en nous expliquant ses débuts dans la rédaction de FA. “Tout cela va disparaître avec la liquidation du journal”, nous déclare-t-il avec nostalgie.
Pour lui, France Antilles représente 55 ans d’histoire de la Martinique, un cahier ouvert sur le plan social, économique et culturel, il habite et est habité par tous les foyers martiniquais. Le France Antilles a été emporté par la crise de la presse écrite mais surtout la crise de ne pas pouvoir se positionner sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, il a raté la marche vers l’internet et n’a été en ligne qu’en 2009". " Une page se tourne et l’histoire de la Martinique se tourne avec la disparition complète de France Antilles", conclut-il.
Karine De Jaham, rédactrice en chef du mensuel féminin Créola
Podcast journal : "Quel est votre sentiment aujourd’hui face à cette décision de liquidation"?
Carine De Jaham : Je suis hyper triste, car en réalité c’est tout un métier qui est en danger, c’est toute une remise en question du métier de journalisme : que devient-il ?
France Antilles fait partie du patrimoine et de la vie de tous les Martiniquais, les gens ont réalisé que c’était la fin le jour où la liquidation a été prononcée. Cela a généré une forte angoisse. Une dame de Basse Pointe nous a affirmé qu’elle a toute la collection depuis 1964, une autre citoyenne nous déclare avec tristesse qu’on faisait partie du paysage de toute la population.
Podcast Journal : Comment envisagez-vous l’avenir ?
Carine De Jaham : Je pense qu’en tant que journaliste nous avons de beaux jours devant nous, Il faudra juste trouver le bon modèle économique. Avec la montée des fake news, chacun de nous est expert dans une question ou événement, nous devons être vigilants et vérifier constamment l’information.
Podcast journal : Quel était le problème majeur du France Antilles ? Quelles sont les raisons qui ont mené à la liquidation ?
Carine De Jaham : Déjà il y avait moins de lecture papier. La question qui revient souvent est : quel est le meilleur modèle économique pour la presse ? Même sur internet on ne gagne pas forcément de l’argent, le chiffre d’affaire d’un journal ce sont la publicité et les ventes ; quand les deux sont fragilisés ça devient compliqué pour le reste. Bien que le téléchargement du France Antilles sur le net ait eu des chiffres excellents - nous avons atteint à un moment huit millions de vue -, les abonnements ne suivaient pas, les gens se contentaient de lire juste le chapô en se faisant leur propose analyse, dès qu’on leur demandait de payer ils quittaient. Et ce n’est évident nulle part ; est-ce qu’il faut qu’on explique plus l’actualité ? Est-ce qu’il faut revoir notre façon de faire ? Certainement.
Podcast journal : Il y a eu un nouveau repreneur en 2017. Quel a été le souci cette fois-ci ?
Carine De Jaham : Les ventes du magazine féminin ont continué à monter mais pas le quotidien. Même si nous avons misé sur de nouvelles qualités d’imprimantes l’analyse reste compliquée, il y a une remise en question générale à avoir. Nos confrères qui travaillent sur d’autres supports rencontrent eux aussi le même problème, je pense qu’il faut développer les abonnements et favoriser la lecture car les jeunes ne lisent plus et préfèrent chercher l’information sur des vidéos courtes et accrocheuses.
Podcast journal : Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Carine de Jaham : Pour l’instant nous n’avons pas de projets, nous sommes dans une période de deuil. Il faut réfléchir aussi car nous ne démarrerons pas un projet si nous n’avons pas fait une analyse pointilleuse sur ce qui s’est passé.
Rudy Rabathaly, Rabathaly, rédacteur en chef depuis 15 ans et directeur des éditions Antilles et la Guyane depuis deux ans.
Podcast Journal : Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
Ruby Rabathaly : Quand une carte média disparaît et davantage quand une presse écrite disparaît, ce sont des pans de patrimoine, d’analyse, de réflexion, de mémoire qui s’écroulent ; et c’est vraiment dommage. J’ai un profond sentiment de déception, d’amertume et de nostalgie... un grand vide s’est produit dans ces trois pays.
Podcast Journal : Cette décision est- elle justifiée ou injuste d’après vous ?
Rudy Rabathaly : Elle est sûrement justifiée économiquement, puisque le tribunal a fait ce choix, mais elle est injuste culturellement. Elle est dure à accepter pour les salariés qui ont donné de leur temps et de leur vie afin que ce journal progresse.
Podcast journal : Quelles sont les raisons selon vous de cette crise ? Mauvais choix ou une baisse de qualité dans la rédaction ?
Rudy Rabathaly : De mauvais choix stratégiques ont été faits : des imprimeries qui n’étaient pas dimensionnées à notre capacité, de mauvais choix éditoriaux...Il y’a une série d’éléments dans un journal, je ne pense pas que ça soit prioritairement la qualité de rédaction, sinon la chute aurait été plus brutale.
Podcast journal : Lors de sa dernière visite, Emmanuel Macron a promis un plan d’aide pour la presse des régions d’outre-mer “particulièrement fragilisée”. A-t-il tenu parole ?
Rudy Rabathaly : Oui il l’a fait puisque des fonds ont été débloqués, mais pour des raisons qui restent à déterminer le plan de continuation pour France-Antilles ne s’est pas concrétisé. Pour l’instant, j’espère que l’avenir nous donnera plus de précisions sur ce fiasco.
Podcast journal : Martinique, Guadeloupe et Guyane : premières régions de France sans aucun quotidien écrit, ça choque ?
Ruby Rabathaly : Oui évidement l’émotion est forte, mais il reste maintenant à déterminer ce qu’il faut faire pour que ça ne se reproduise plus. Les salariés pensaient que France Antilles était une institution qui aurait un minimum d’attention de la part du gouvernement et des élus, ça été le cas pour certains mais pas pour d’autres. La décision est tombée comme un coup d’épée économique.
Un lien social fort s’est créé entre l’entreprise et la population. Le journal n’allait pas être forcément acheté mais c’était un produit qui faisait partie du patrimoine.
Podcast journal : Pourquoi ne pas avoir gardé la version numérique ?
Rudy Rabathaly : La version web fait partie intégrante de l’ensemble et c’est tout l’ensemble qui était pris en compte par le tribunal.
Podcast journal : Quel sera l’avenir des 250 salariés ?
Rudy Rabathaly : Il est très flou. C’est pôle emploi, reclassement, accompagnement social avec paiement de leurs indemnités.
Podcast journal : Que comptez-vous faire actuellement ?
Rudy Rabathaly : Après 40 ans de travail, l’heure a sonné pour moi pour prendre du recul, regarder, conseiller...mais opérationnellement ça sera difficile pour moi de reprendre tout de suite.
Podcast journal : Un dernier mot pour les Martiniquais ?
Rudy Rabathaly : Je souhaite profondément qu’ils puissent retrouver un quotidien qui soit de la même envergure éditoriale que France Antilles. Un quotidien pluraliste ouvert sur la Martinique, comme l’a été FA, au cœur de leur quotidien. »
En début d’après-midi, des représentants des syndicats FO (force ouvrière) et CGTM (confédération générale de travail de Martinique), ont fait le déplacement jusqu’aux locaux du journal FA afin de témoigner leur soutien au personnel et leur rendre un dernier hommage. Des messages de solidarité et un discours émouvant ont réussi à décrocher des sourires et faire couler des larmes chez l’ensemble des salariés. Ce fut un moment symbolique qui a clôturé 54 ans d’existence de France Antilles.
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