Dommage pour les partisans de cette attitude : leur meilleure excuse vient de tomber avec la publication de Coma, un récit qui entre au cœur même de la fabrique d’écriture où travaille Pierre Guyotat. Le lieu d’un combat acharné avec la langue, au risque d’y laisser sa peau. L’auteur, qui avait toujours pensé ne pas dépasser l’âge de quarante ans (il est né en 1940), a trouvé nécessaire de poursuivre le combat avec ses démons et de fournir, à défaut de mode d’emploi, une image de l’envers du décor. On entre avec un malaise provoqué par le narrateur lui-même dans le dépouillement de cette simplicité qui met à nu la fragilité du moment : « Le récit qui suit, je le porte en moi depuis que, sortant, au Printemps 1982, d’une crise qui m’avait amené au bord de la mort, je me contraignais à reparler en mon nom personnel. » Dégoûté par le « je », privé de lui-même, Guyotat commence un parcours vers d’hypothétiques retrouvailles avec la vie, donc avec l’écriture. Il s’agit de poursuivre une intercession entre lui et le monde, sans illusions sur la valeur du talent mais en acceptant la nécessité de la tâche. « Je ne sais d’où vient le don qu’on m’attribue et que j’ai toujours ressenti comme une injustice, je ne sais d’où me vient la force qui me lui fait produire de l’œuvre, je ne me suis jamais donné quelque mérite que ce soit, quelque volonté que ce soit. Comme je n’ai fait que suivre ma pente, exploiter mes penchants naturels, que je n’ai eu d’autre maître que moi-même et nos prédécesseurs, que j’ai toujours travaillé à l’intérieur de moi-même, sans conseil, tout ce qui entoure, ennoblit, construit le peu que je me ressens être – ce noyau, cette origine (le souci premier de toute pensée c’est l’origine) quasi embryonnaire, cet embryon – est de l’ordre du fantôme. » La citation est un peu longue. Mais nécessaire car elle montre l’élan qui conduit tout le livre – et le montre mieux qu’une paraphrase. Bien sûr, Pierre Guyotat se met en danger : son corps résiste, lui fait entendre que rien n’est innocent dans sa démarche. L’homme vacille, l’écrivain va de l’avant. Et le paradoxe de la création trouve là son explication la plus absolue. D’une part elle dévore l’individu, d’autre part elle est la seule chose qui lui permet de survivre et peut-être même, un jour, de se reconstituer tout entier. A tel point que « si j’arrête, je suis mort, et damné par le Rien. » La démarche n’est pas devenue moins radicale avec Coma. Au contraire même puisque le retour au « je », si pénible un temps, est libérateur autant pour Pierre Guyotat que pour le lecteur. Il permet de tout dire, d’intégrer les épisodes du quotidien au cœur même de la création, de les articuler dans une compréhension globale du monde. Avec sa violence traduite dans les rapports sexuels, paradoxaux eux aussi puisqu’ils génèrent parfois une vraie douceur. Ainsi va ce livre, contradictoire jusqu’au déchirement, corde tendue à se rompre mais à laquelle on s’accroche comme à un garde-fou qui aide à la traversée en calmant le malaise du début. D’ailleurs, la fin est presque apaisée. La réconciliation avec soi est proche. Le chemin aura été bordé de quelques images qui ont hanté Pierre Guyotat enfant, ainsi que ses sœurs et frères…
Idiotie
On vous le laissait entendre il y a quelques jours : Idiotie, de Pierre Guyotat, ferait un lauréat idéal pour le Médicis. Merci donc à ce jury pour un couronnement dans une semaine faste : la veille, le Femina lui avait attribué un inhabituel prix spécial et, le week-end prochain, le Prix de la langue française lui sera remis à Brive. Il était temps : le Prix décembre était allé à Coma en 2006 et celui de la BnF à l’ensemble de son œuvre quatre ans plus tard. Mais jamais Pierre Guyotat n’avait été couronné par un des grands prix d’automne, et cela manquait plus à ceux-ci qu’à l’auteur lui-même. Il a, en effet, secoué la littérature comme peu d’écrivains l’ont fait. C’était il y a… 51 ans avec Tombeau pour cinq cent mille soldats, inspiré par la guerre d’Algérie. Eden, Eden, Eden allait, trois ans plus tard, manquer de peu le Prix Médicis, repéré aussi, et plus efficacement, par le Ministère de l’Intérieur français qui le censurait (interdiction à l’affichage, à la publicité et à la vente aux mineurs). Dans son travail littéraire, la langue et la matière jouent des partitions inédites jusqu’à une opacité susceptible de décourager bien des lecteurs. Les livres de Pierre Guyotat sont hantés par une peur qu’engendrent la violence, l’esclavage, toutes les exploitations de l’homme par l’homme. Idiotie revient, sous une forme un peu plus apaisée, sur une époque qui ne l’est pas vraiment : celle de la présence française qui prend fin en Algérie, quand l’écrivain était militaire et, ne nous en étonnons pas, déjà réfractaire à toute autorité, surtout vêtue d’un uniforme. Seuls les liens avec d’autres hommes peuvent sauver celui qu’on oblige à être là et qui n’en pense pas moins : « Nous, alors anti-France, anti-Occident, anti-nations, nous voici au septième ciel d’une nouvelle nation qui s’enfante d’elle-même devant nous, contre nous, avec nous. » La langue s’est (un peu) assagie. Peut-être fallait-il cela pour rendre l’œuvre de Guyotat éligible à une récompense littéraire traditionnelle. Mais la rage est bien là et c’est elle qu’on salue, mieux vaut tard que jamais.