(Note de lecture) Horizon d'attente, de Gérard Titus-Carmel, par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé

Une des plus grandes élégies que nous offre la poésie française, Horizon d'attente déploie, implacables et émouvantes, ses trois principales suites (Pièces mortes, Tombant à rompre et Ombres) superbement orchestrées, mathématisées, qu'embrassent leur prologue (Crayonné de Brac) et leur épilogue (Horizon d'attente). L'épigraphe pascalienne, 'Que l'homme se regarde comme égaré dans le canton détourné de la nature', donne le ton de la non-appartenance, de l'isolement, de la désaffection, de ce coincement ontologique que le recueil ne cesse de creuser, la Note qui clôt le poème en situant les circonstances de composition et insistant sur un écart fondamental entre l'émotion qui sous-tend le texte et l'expression poétique qui le propulse. Comme toute élégie, Horizon d'attente fonde son irrépressible éloquence, la paradoxalité de sa beauté, sur des sentiments de perte, de chute, de mélancolie incontournable - mais ceci tout en soulignant à quel point 'seule la langue [du poème...] peut se targuer de pouvoir estimer la qualité d'attente qu'elle invente et met à vif, jusqu'où la vue se perd' (109). C'est ainsi que le long poème qu'est Horizon d'attente se conçoit et reste, imperturbable, comme le blason, le pur emblème de cette distance, cette différence, cette différance, entre les sentiments d'absence et d'aliénation et le désir qui, tout aussi impérieux, ne cesse de déplier la réelle intensité de ce que Titus-Carmel a appelé, dans un entretien avec Jacques Darras en 2006 sa 'présence au monde', et que, seul, sera le poème s'établissant, dira Titus-Carmel ailleurs, dans Épars, en 'sa seule et hautaine présence'.
La logique de l'élégiaque, des émotions brutes qu'articule le poème, ne se replie, pourtant, jamais de façon exclusive sur l'obsession de l'absence. Plutôt est-elle danse d'un sentiment janique, à deux faces : la lamentation, la complainte, puisant simultanément dans la vision, l'intuition d'un horizon inlassablement scruté de l'imaginable, d'une altérité concevable où le manque deviendrait, on le sent, mais on ne saurait jamais le toucher, site de conciliation, de concorde, de convergence, site, parmi ces 'jours coulés à périr [...] / déserts alourdis aux épaules', où, pourtant, s'entend 'le bruit d'une source d'eau claire / fraîchissant lèvres / & mots' (14). Voici la face secrète de cette binarité fusionnée qui propulse la logique affective de l'élégiaque : cette idéalité ou véritablement vécue ou entr'aperçue mais vite disparue, jugée même illusoire, dérisoire. Cette 'source' qui tinte spectralement, 'ton image [gardée en moi ] et le chant de tes bracelets' (75), 'l'écho de l'enfance morte pétrifiée' (80), 'toujours le jardin barreaudé par le roncier hirsute où la voix du père s'écharpe et se tait' (89), toutes scènes d'une grande beauté pressentie, possible ou virtuelle, arrachée, volatilisée, simultanément rêvée comme idéale et vécue comme une cruelle et terrible disparition qui plonge 'dans le grand sommeil du non-étant' (64). Et, c'est là qu'intervient, mélancolique, quasi tragique, le chant strictement poétique de l'élégiaque, où l'expérience brute de l'absence se transmute par le biais de l'improbable résistance de l'art refusant, comme écrit Gerard Manley Hopkins dans son Carrion Comfort, de 'choisir de ne pas être', d'acquiescer à l'absolu de ce néant ressenti.
'To Love, and Griefe tribute of Verse belongs', dit John Donne, dans son poème The Triple Foole. Le recueil, toute l'œuvre, de Titus-Carmel lutte incessamment avec cette déclaration que Donne lui-même conteste - inutilement, en fin de compte, car la main du poète désirant l'emporte, comme ici, comme partout dans l'œuvre de Titus-Carmel - en trouvant ridicule sa propre folie qui le pousse à puiser, dans les grands sentiments qui nous déterminent, une espèce de transcendance, un au-delà de l'horizon que serait l'art, ses nombres, ses éblouissants rythmes, des musiques, ses formes tracées. Le poète, 'triple foole' dont se moqueraient déjà l'Amour et le Chagrin, comprend l'ironie de sa propre démarche qui aboutit au 'Vers'. Cercle vicieux de la folie, dirait-on, au mieux ce 'pis-aller', ce palliatif, ce 'bouche-abîme' dont parle Reverdy. Titus-Carmel s'y reconnaîtrait sans aucun doute, mais Horizon d'attente, s'il doit se considérer comme ce que son auteur a appelé ailleurs un 'monument de chutes', reste un monument, un immense et superbe témoignage des vastes forces de détermination, d'aspiration et de créativité qu'il a eu le privilège de vivre.
Ce qui, manifestement, ne bloque nullement l'extrême tension qui inhère à l'accomplissement du poétique carmélien, en fracassant la solidité de la stèle dans le geste même qui l'élève et l'inscrit. 'Juste frôlé la vie, lit-on dans l'épilogue de ce grand poème, mais sans regrets de l'avoir seulement frôlée : une caresse, un souffle, le passage rapide d'une aile reconnaissant les tempes, les éventant et dispersant tous les âges sédimentés dans le même leurre d'un demain sans hier, les os enfouis dans l'innocence du corps où je ne fus que rarement présent, déserté de longue date, un froissement de l'air, le poing fermé sur son ombre, gardant en creux ce que je me méfiais d'être mon histoire et le long ruban de salive pour le dire...' (88).
Michaël Bishop

Gérard Titus-Carmel, Horizon d'attente, Tarabuste, 2019, 112 pages, 13€.
Deux textes d'Horizon d'attente :
Pièces mortes, sonnet 8 :
déclarant sans se heurter à l'épaisseur du monde qu'à
cette enseigne de la forme impeccable il cherche " à
susciter le maximum de correspondances avec un mini-
mum de contact " (l'air et tout le ciel engouffré sous
les ongles) précisant qu'il veut cela dans la pléni-
tude gagnée du vide qu'il entrevoit sans nausée ni vertige
car l'évidence & la beauté sont précipitées dans cette
seule image l'espace béant en ce lieu de pesanteur
et de reflets comme l'être tout entier dévoué à la
langue afin de définir d'un mot la cendre impondérable
& grise et à ce titre réduisant la durée à cet instant
où renonce le dernier brasier autrement dit le
corps noyé dans le courant du monde sans la parole
qu'il aurait fallu prononcer pour garder les lèvres hautes
Extrait de l'épilogue éponyme :
Sache-le : le temps coule sur nos épaules, cher, il noie chez moi les dernières paroles que je pourrais prononcer pour dire mon infini dédain de passant, tel que j'ai su l'être sans broncher, pourtant nanti, paraît-il, de tous les outils pour inventer une forme à soustraire du néant ; mais il était chaque fois trop tard pour tenter de donner sens à cette matière d'histoire, une argile à cuire au creux des paumes, tout devenait lumière sans chaleur dans un paysage flou & indifférent, des taches plus claires, par endroits, mais rien sous mes pieds, sinon ces indistincts ronds de blancheur posés sur le sol en manière de stèles ou de socles, attendant une quelconque présence à venir Car je suis absent, cher, je te l'ai dit cent fois, définitivement détaché du récit d'un monde dont j'ai toujours douté des origines ou attendu je ne sais quelle fin hors de la délectation de quelques moments rares et brutaux, entre les pois de senteur, le chant des bracelets et la tôle fracassée, mais sans enseignement à retenir de tout cela... (104-5)