Autour de l’archivage
* Le reportage que Catherine Goffaux a consacré à une lecture d’Antoine Emaz en 2005 n’est pas sans faire songer à l’esprit facétieux de John Cage. Elle relate une sorte de happening collectif qui dut s’improviser à la suite d’une coupure de courant, qui risquait d’annuler à tout jamais la séance de lecture. Une séance qui finira par avoir lieu en changeant de salle. Et où Antoine Emaz fit une lecture d’autant plus mémorable qu’elle n’aura pas pu être enregistrée et encore moins archivée.
* À l’issue de son reportage, Catherine Goffaux nous livre toutefois un constat accablant, et que tout internaute n’est pas sans partager lorsqu’il stocke ses traces de vie sur son disque dur.
‘Nous nous acharnons à enregistrer, mettre en ligne, dupliquer, cataloguer les copies, les stocker, les conserver, mais qui les regardera ?’
La question vient d’une bibliothécaire. Et un moine-copiste retranscrivant un traité d’Hermès Trimégiste a certainement dû se la poser, tout comme l’internaute qui se met quotidiennement en ligne derrière son écran. À eux trois, ils ne sont pas sans se douter que tout travail d’archivage, si vain qu’il puisse paraître, tient d’un acte de survie qui nous relie virtuellement les uns aux autres, et sans qu’il soit forcément nécessaire que quelqu’un en prenne connaissance. Il suffit que cela ait été noté, consigné, pour rencontrer un hypothétique lecteur qui finira toujours par se trouver, même si on le sait injoignable. Et s’il existe comme une science des traces à l’œuvre dans l’archivage, c’est de ce que toute trace reste à faire suivre... entre qui l’écrit et qui la lit, avant qu’elle ne devienne la trace d’une preuve. À plus forte raison lorsque sa destination est cryptée et qu’il faut un mot de passe pour parvenir à la laisser se reconduire.
* Face à l’archivage à fond perdu que permet l’ère du Net, on peut toutefois émettre un souhait pour le moins troublant, et que Catherine Goffaux n’hésite pas à formuler. Elle se dit qu’au vu de ce stockage tous azimuts 'on peut avoir envie d’oublier' et de se débrancher. Vu que tout est enregistrable, partout, à tout moment, et sans que ça ne regarde plus personne, tout en s’adressant à tout le monde. Tout circule à flux tendus et en interconnexion permanente. Tout devient mémorisable par la magie de nos disques durs, et sans que nous ayons à nous en souvenir.
Il suffit de cliquer pour s’enregistrer. Une simple application fera le reste, et qui vous prendra en otage avec l’archivage en instantané de vos données personnelles que vous n’aurez même plus à mémoriser. Et au train où vont les logiciels, il viendra sans doute un jour où nos moindres faits et gestes qui balisaient jusque là notre quotidien, parviendront à s’effectuer sans nous, en notre absence, et ce rien qu’à la vue de leur traçabilité. Parvenu à ce stade d’absentéisme, tout porte à croire que nous serons devenus définitivement des corps-fantômes, aptes à évoluer en hors-sol.
* Sous l’emprise de cet archivage forcené qu’engendre le Net et qui nous place à l’échelle planétaire sous haute surveillance, ‘on peut avoir envie d’oublier’… Il suffit pour ce faire d’égarer son mot de passe et jusqu’à son disque dur, tout en s’oubliant soi-même en cours de route. Et ce souhait, si déroutant qu’il puisse paraître pour un historien, n’est pas sans faire songer à Nietzsche qui tenait la mémoire en piètre estime. Il la jugeait corrompue et nocive pour tout être en vie. À ses yeux, l’acte de retenir (au lieu d’oublier), de mémoriser (au lieu d’effacer) n’est guère de bon augure. Cela vous enracine dans un terroir et une lignée, alors qu’il faudrait se vivre en apatride, dans une forme d’exil intérieur et d’oubli de soi. ‘Souviens-toi d’oublier’ fut du reste une de ses consignes en lien avec l’Éternel Retour. Souviens-toi des vertus de l’oubli qui est un facteur de vie, alors que le souvenir n’est que trop souvent signe de deuil et de mort. En physiologue, il ira ainsi jusqu’à affirmer que ‘tout acte exige l’oubli, tout comme la vie des êtres organiques exigent non seulement la lumière du jour, mais aussi l’obscurité nocturne’. Comme si l’oubli de soi - cette Selbstvergessenheit que Maurice Blanchot relie à l’attente vaine, le désœuvrement, la nuit intérieure - s’avérait vital pour tout organisme vivant. Un oubli, ou faudrait-il parler d’une oubliance, et sans laquelle aucune souvenance ne saurait s’envisager ? Mais comment parvenir à se souvenir de ses oublis ? Est-ce en les oubliant à leur tour ? Tout oubli n’est-il pas le signe d’une forclusion ? N’est-il pas un dépôt savamment occulté, et dont nous aurions perdu l’accès, mais qui reste ineffaçablement inscrit jusque dans nos réminiscences ? Et tout porterait à croire qu’une part d’oubli serait nécessaire pour que nos traces et nos modes de vie puissent s’inventer au gré des circonstances, et tout en restant indéfiniment à faire suivre... au fort des archives de toutes les bibliothèques qui existent de par le monde.
©Siegfried Plümper-Hüttenbrink
vendredi 24 janvier 2020