J'ai déjà répondu plusieurs fois je crois, mais voici à nouveau ce que je peux en dire, en bref.
A ma connaissance, il n'existe aucune prescription de yoga postural de type Patanjali ou Hatha Yoga dans le corpus du shivaïsme du Cachemire.
Au contraire, à chaque fois que de telles pratiques sont mentionnées, c'est pour les ridiculiser en faveur d'un "yoga" sans postures, un yoga facile, sans effort ni contraintes, sans règles ni postures. C'est ce que dit Abhinavagupta dans le chapitre IV du Tantrâloka. Et c'est la ligne suivie par son disciple Kshemarâja dans son Pratyabhijnâhridaya, la référence la plus diffusée.
Mais alors, quelles sont les pratiques du shivaïsme du Cachemire ? Voici le passage (ad sûtra 18) dans lequel Kshemarâja décrit les deux pratiques principales du shivaïsme du Cachemire, toujours en critiquant le yoga "classique" :
prāgupadiṣṭapañcavidhakṛtyakāritvādyanusaraṇena sarvamadhyabhūtāyāḥ saṃvido vikāso jāyata ity abhihitaprāyam |"Le message principal [de notre tradition] est que l'expansion de la conscience qui est le centre de tout, est engendrée en cultivant ce qui a été enseigné dans [les sûtras] précédant à propos de la quintuple activité, etc."
Le Pratyabhijnâhridaya est articulé autour de 20 sûtras, commentés par l'Auteur lui-même qui suit scrupuleusement l'enseignement de son maître Abhinavagupta. Sur ces 20 sûtras, 17 concernent le "message principal" (abhihita-prâya) de ce système, à savoir, l'enseignement philosophique de la Reconnaissance, inspiré par l'enseignement ésotérique du Kâlîkrama. Il consiste à examiner les opinions communes, pour les éliminer et permettre de reconnaître dans l'expérience ordinaire le libre jeu de la conscience divine. C'est ce divertissement souverain qui est ici désigné par le syntagme "quintuple activité" (panca-vidha-kritya-kâritva). Ce sont cinq aspects de chaque instant de l'expérience.
Dans cette voie purement philosophique, ouverte à tous sans aucune initiation ni discrimination, il n'est pas nécessaire de méditer ni de faire du yoga. A fortiori, il n'est question d'aucune règle, ni alimentaire, ni autre. Il n'y a pas de manière de vivre prescrite. Il n'y a pas non plus de doctrine anti-intellectuelle. Bien au contraire, la thèse (bouddhiste) qui oppose "percept" et "concept" est détruite. En outre, il n'est nulle part question d'une "vie impersonnelle" ni d'une disparition des affects, ni de dénoncer une "illusion du libre-arbitre". Il n'y est pas nécessaire de supprimer les concepts, sauf les doutes qui s'opposent à la reconnaissance. Il suffit d'observer l'expérience courante pour y reconnaître la libre activité qui est notre véritable identité et l'essence de toute chose. Les percepts et les concepts continuent comme avant, mais dans la claire conscience que "je suis la source et la substance de tous ces percepts et ces concepts".
Pas de yoga, ni de postures, ni de prânâyâmas, mais une "voie nouvelle" (nava-mârga) et facile (sukha-upâya), accessible à tous les êtres (sarvajanam api), fondée sur un "yoga de la raison" (tarkam yogângamuttamam) et de la contemplation esthétique, douce, hédoniste, paisible, sans rien exclure, sans rejet de la démocratie ou de la modernité, à propos desquels le shivaïsme du Cachemire ne dit absolument rien. Rien d'ésotérique nulle part non plus, en dehors d'une inspiration Kalîkrama, pas d'initiation, pas de mantras ni de mandalas, juste une philosophie. Pas de castes ni de traditions, juste l'expérience commune et la raison commune, le bon sens. Rien sur une façon de vivre "fonctionnelle", rien sur la nourriture ou le sommeil, sur l'Inde ou sur l'Occident.
Mais cette philosophie est-elle la seule pratique du shivaïsme du Cachemire ? En fait, il y a bien une sorte de pratique contemplative dans le shivaïsme du Cachemire, mais elle est aussi enseignée dans la philosophie de la Reconnaissance, qui est la philosophie du shivaïsme du Cachemire. C'est cette sorte de "méditation" que Kshemarâja enseigne ensuite :
upāyāntaram api tu ucyate,
"Cependant, un autre moyen est enseigné [dans la Reconnaissance et, donc, dans le shivaïsme du Cachemire] :"prāṇāyāmamudrābandhādisamastayantraṇātantratroṭanena sukhopāyam eva,
"C'est un moyen très facile car il rompt avec toute la doctrine (tantra) et la machinerie (yantranâ) des prânâyâma, mudrâ, bandha, etc."Au passage, notons que, si Kshemarâja parle des "mudrâs et des bandhas", c'est peut-être parce qu'à son époque, ces pratiques existaient déjà. Or, si ces pratiques définissent le Hatha Yoga, alors il n'est pas interdit de penser que le Hatha Yoga existait déjà à l'époque de l'Auteur, soit vers 1025, soit environ un siècle avant le plus ancien texte de Hatha selon le Hatha Yoga Project. Bref, passons.
En tous les cas, la pratique du yoga postural est ici rejetée de la manière la plus abrupt : il s'agit d'une "rupture" (trotana, de la racine trut- "rompre, casser") vis-à-vis d'une doctrine, d'un dogme, d'un système, d'un modèle, d'un paradigme (tantra, ici employé dans un sens moins connu mais bien avéré dans la littérature sanskrite) qui est une "machinerie" au sens littéral et, au sens figuré (lakshanâ, rûdhi), une contrainte, une limitation et, de plus, souvent inutile, un fardeau, une "pustule sur une tumeur" pour reprendre une autre métaphore employée ailleurs par Abhinava dans un autre contexte. On peut difficilement être plus clair, plus explicite, plus net.
Mais, demandera-t-on peut-être, cet Auteur ou un autre prescrivent sans doute ailleurs une autre forme de yoga, un "yoga du Cachemire" ? Oui, bien sûr. Le mot yoga est employé. Mais ce yoga, encore une fois, n'a rien à voir avec ce qui est enseigné aujourd'hui sous l'appellation "yoga du Cachemire" : dans ce yoga, il n'est nulle part question de posture, de prânâyâma, d'une façon spéciale de se nourrir ou de dormir. La tradition, kaula en l’occurrence, donne une seule "règle" : tout est bon qui est source de plaisir, car le plaisir est expansion, et l'expansion est conscience. Le seul ingrédient que prescrit cette tradition est le vin, rouge ou blanc. Ainsi que la viande, humaine ou animale, et des sécrétions corporelles. En dehors de cela, je le répète, la seule "piste" donné est celle du plaisir.
Et, en guise de méditation, si l'on voudra utiliser ce terme, la tradition propose "l'attitude de Shiva/Bhairava" (bhairava-mudrâ, etc.) qui est ce "moyen très facile d'obtenir le plaisir/l'expansion qu'est la conscience", et que donc notre Auteur décrit maintenant, à la suite de son maître :
hṛdaye nihitacittaḥ uktayuktyā svasthitipratibandhakaṃ vikalpaṃ
akiṃciccintakatvena praśamayan, avikalpaparāmarśenadehādyakaluṣasvacitpramātṛtānibhālanapravaṇaḥ acirād eva
unmiṣadvikāsāṃ turyaturyātītasamāveśadaśāṃ āsādayati |
"Quand le yogî/ la yoginî dépose son attention (citta) dans le cœur grâce à cette pratique, il apaise les doutes qui l'empêchent de vivre dans le Soi. [Comment ?] En ne se souciant de rien. Celui qui, par une réalisation dépourvue de toute hésitation, se dévoue à la contemplation intense de sa subjectivité, c'est-à-dire de sa conscience non polluée par [l'identification] au corps, aux sensations, aux concepts ou ou à l'inconscience, celui-là réalise très vite l'état d'absorption complète appelé "quatrième", puis "l'au-delà du quatrième", états qui sont conscience en expansion."
Donc ce moyen est juste de "ne se soucier de rien". Cintâ, cintaka est le fait de se préoccuper, de faire attention à la réussite, au succès, à l'efficacité. C'est une attitude utilitaire. C'est le regard mondain sur les choses, un regard qui ne les considère que comme des moyens en vue d'un but. Ce regard est exactement à l'opposé de l'attitude esthétique prescrite ici, une attitude (mudrâ) nonchalante et pourtant pleine d'ardeur, l'attitude d'un mélomane ou d'un amateur de poésie, d'un rêveur, non d'un technicien calculateur. Pour autant que je sache, cette attitude, à la fois intense et désintéressée, est l'attitude induite dans le contexte du "yoga du Cachemire" ou "yoga de Jean Klein", lequel était manifestement un amateur de beauté.
Y a-t-il une posture ? Oui et non. Non, aucune posture physique n'est prescrite. En revanche, il y a bien une "posture", si l'on entend par là une expression, en particulier du visage : celle que l'on voit dans l'iconographie de Bhairava, c'est-à-dire les yeux et la bouche ouverte, dans une expression d'étonnement, d'émerveillement. Il s'agit de rester complètement ouvert, détendu, les sens et les facultés intérieures totalement relâchées, coulantes, dans un parfait silence intérieur, mais sans rien forcer. Comme dit Utpaladeva, on reste comme un (jeune, très jeune) enfant, sans entrer dans des discours conventionnels, articulés. Kshemarâdja renvoie d'ailleurs à Uptaladeva :
yathoktam :
vikalpahānenaikāgryāt krameṇeśvaratāpadam |iti śrīpratyabhijñāyām |
"Comme il est dit [par Utpaladeva] dans la Reconnaissance : on atteint progressivement l'état de souveraineté grâce à une concentration qui amenuise les concepts/les dilemmes".
Pour plus de détails, je conseille d'aller voir ma traduction du Chant de la Reconnaissance chez l'Harmattan, parue en 2005 sous le titre Les stances sur la reconnaissance avec leur glose. Un nouveau livre sur la Reconnaissance paraîtra peut-être vers 2022.
Quoi qu'il en soit, le "yoga du Cachemire" n'existe pas dans le "shivaïsme du Cachemire". Le seul point commun est l'approche relativement douce, esthétique (au sens d'une attitude contemplative, jouisseuse et non utilitariste) et détendue. Le reste est probablement une invention de la part des inventeurs du "yoga du Cachemire", nouveauté inspirée par le shivaïsme du Cachemire (pour l'attitude intérieure), par le Hatha Yoga de Krishnamâchârya (pour les bases techniques) et par les "pratiques d'expressions corporelle" occidentales des années 60 (pour le reste), le tout dans un esprit moderne qui pense que le meilleur n'est pas nécessairement derrière nous, n'en déplaise aux admirateurs de Guénon et de l'Action Française.
Notez-bien que je donne pas mon opinion personnelle sur le "yoga du Cachemire", encore moins sur des personnes. Je répond juste à la question "le yoga du Cachemire existe-t-il dans le shivaïsme du Cachemire ?", de la manière la plus impartiale et selon mes connaissances. Et la réponse est négative. Il n'y a pas de yoga du Cachemire dans le shivaïsme du Cachemire. Ou alors, il y en a "en puissance", mais comme il y a aussi l'art du tricot ou de la pêche à la mouche. Doit-on, pour autant parler du "tricot du Cachemire" ? Et, tant qu'on y est, il n'y a pas non plus de "massage cachemirien" dans le shivaïsme du Cachemire, ni de "Danse Tandava", ni de "Danse de la vie", ni de Hatha Yoga, ni de pratiques Atlantes, Lémuriennes, Égyptiennes, Esséniennes, Tibétaines, Hawaïennes ou autres. Dans le shivaïsme du Cachemire, il n'y a que du shivaïsme du Cachemire. Ça n'est pas un jugement de valeur, juste un fait. Après, libre à chacun de croire ce qu'il/elle veut, si vraiment cette volonté est libre, c'est-à-dire informée.
Libre à chacun de s'inspirer du shivaïsme du Cachemire : il serait en effet dommage de jeter ce patrimoine aux oubliettes au motif que, de fait, cette tradition a disparue sous les coups de l'islam. Mais il serait peut-être bon (soyons fous) d'être un peu honnêtes. Pourquoi pas ? Cela a rarement été tenté. Les résultats pourraient nous surprendre. Juste dire les choses : "j'ai lu ça et ça, ça m'a inspiré ça et ça". Au lieu de raconter des... bah, des mensonges. Car c'est bien ainsi que cela s'appelle, n'est-ce pas ?
Si d'autres souhaitent apporter d'autres éléments susceptibles d'éclairer cette question, je suis curieux de les connaître.