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Clifford Jordan - Glass Bead Games (1974)

Publié le 18 juillet 2008 par Oreilles

La rencontre du jazz et de la littérature est souvent de bon augure. S’il est plus aisé de trouver des écrits à l’atmosphère jazz (Boris Vian, Paul Morand, etc.) ou en rapport avec la thématique, il est moins commun de tomber sur des lectures musicales d’une œuvre littéraire. Et, lorsque Clifford Jordan, saxophoniste ténor de Detroit décide d’adapter le célèbre Jeu des Perles de Verre de l’écrivain allemand Hermnann Hesse, l’entreprise relève de la gageure. Car au départ, The Glass Bead Game, ou le Jeu des Perles de Verre à un jeu futuriste conçu pour donner aux joueurs qui ont maîtrisé ses règles une compréhension du principe essentiel qui relie tous les arts, des sciences et des connaissances. Alors, Glass Bead Games ne se base pas sur une simple adaptation du roman ; Jordan l'utilise comme point de départ. Il s’approprie le principe du jeu comme une pierre de touche lui permettant d’évaluer la musique comme un tout, la reliant aux autres formes de connaissances.
Enregistré en 1974, soit dix ans après le spirituel et quasi religieux A Love Supreme de Coltrane, Glass Bead Games rompt avec une certaine conception résiduelle des années 1960 de la recherche de la beauté et de la vérité dans quelques ordres transcendantaux. Une décennie plus tard, et sous l’influence des post-structuralistes (Barthes, Derrida), seules importent les actions entreprises dans un espace et un temps défini. Dans le Jeu de Perle de Verre, Hesse, qui marche sur les pas de Nietzsche, affirme qu’il n’existe pas de réalité en dehors du moi et des textes créés par la langue. L’unique moyen de comprendre la réalité se trouve dans la connexion de l’ensemble des « perles » de la connaissance (langues, mathématiques, sciences, arts, et dans notre cas, langage musical). Les douze titres qui composent l’album sonnent alors comme une seule pièce, dont les multiples facettes illustrent le jeu métaphysique inventé par Hesse.
Une seule pièce façonnée par deux cessions. La première est constituée du percussionniste Billy Higgins, du pianiste Stanley Cowell et du bassiste Bill Lee ; Higgins garde sa place dans le second pendant que Cowell et Lee s’éclipsent respectivement au profit de Cedar Walton et de Sam Jones. Les deux quartets s’accordent impeccablement, chacun alternant les morceaux et faisant corps avec la musique. « C’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur », avait écrit Roland Barthes dans La mort de l’Auteur. La musique est un espace producteur et performatif ou chaque musicien apporte ses connaissances et son savoir faire dans la construction et le maintien de l’harmonie d’ensemble.
L’ouverture aérienne et éthérée de "Powerful Paul Robeson" laisse à peine présager les réjouissances. Jordan égrène lentement les notes de son saxophone pour laisser place aux énergies bienfaisantes se dégageant de la conversation des musiciens. L’aisance naturelle de leur expression est confirmée sur le morceau éponyme. Le saxophone de Jordan, d’une rare sensualité est parfaitement accompagné par la fermeté des baguettes de Higgins et par le doigté lumineux de Cowell. Entre le scintillant "Eddie Harris", le belliqueux "Shoulder", ou encore le duveteux "Maimoun", chaque morceau détient un parfum bien particulier qui se laisse délicatement estimer. Déconcertant par son côté à la fois ferme et relâche, le jeu n’est jamais forcé significatif d’une grande maturité. Et s’il est difficile d’établir des distinctions entre le composé et l’improvisé, entre soliste et ensemble, entre narrateur et narration, c’est parce que Jordan élève ses musiciens à l’expression d’une langue solaire et rayonnante.
En Bref : L'histoire d'un jeu extraordinaire qui repousse les limites de l’expression musicale. Intense et harmonieux.


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