Lorsqu’on quitte un livre de Lambert Schlechter (« Les parasols de Jaurès »*, dernièrement) on sait déjà qu’au prochain volume, on le retrouvera tel que. « Je n’irai plus jamais à Feodossia » est le 9° de la série Le murmure du monde. Ce volume comprend 6 sections de 33 proseries chacune, regroupées en deux parties. La proserie, c’est une page, la page, écrite chaque jour par l’intarissable auteur luxembourgeois. Le plus étonnant étant que chaque page relate des sujets les plus divers, les plus hétéroclites, même s’il y a des suites, des pistes, des rappels et des prolongements, et des sortes d’épisodes comme dans de multiples feuilletons entremêlés, authentiques millefeuilles. Il faut être un tantinet habitué à cette façon de papillonner, d’essaimer, de superposer ces couches quotidiennes, pour suivre tous ses éclats de kaléidoscope qui constituent petit à petit le spectre dense, le socle solide de l’écrivain. Et il n’est pas simple de lister ses thèmes favoris, c’est-à-dire ceux qui reviennent presque compulsivement. Et d’abord celui qui concerne la pratique de l’écriture elle-même : …pour des êtres paumés & perdus comme moi les rituels constituent une sorte de technique de survie sinon de salut… Donc tout un cadre rituel indispensable : crayons de marque spéciale, taille-crayon, règles, stylos, plumes, encre, les trois sépia, la verte et la rouge… cahiers, tables, cafés… Cette pratique devenant aussi objet de réflexion et de proserie. Ensuite, en laissant de côté le moyen et son protocole, tout ce qui pourra interférer durant l’écriture elle-même : plantes autour du lieu, insectes volatiles, données climatiques… Bien entendu, aux quatre coins du monde, l’endroit sera déterminant entre Afrique du Sud, Patagonie, Norvège et Luxembourg par exemple. Une fois que la chose est mise en condition, le moindre incident deviendra l’objet principal d’une écriture vouée à l’instant, comme en direct. Néanmoins, la plupart du temps, l’écrivain aura une idée derrière la tête. Et la page tournera autour d’une phrase, d’une citation, d’un rêve ou d’un souvenir. Un des sujets les plus émouvants, et peut-être plus prégnant au fur et à mesure de l’œuvre, c’est le vieillissement, la vieillesse. Le fait conscient qu’une issue finale, fatale, se rapproche et que tout peut s’arrêter à tout instant …contre toute attente j’ai réussi ma quinzième page, et la carotide pompe, pompe, comme elle a toujours pompé. Cette usure du corps se ressent aussi par l’évaporation de l’axe central de l’écriture de Lambert Schlechter, à savoir tout ce qui concerne crûment le sexe et l’amour physique. Il en est encore question, bien sûr, mais moins fréquemment, et avec un appel à la mémoire dans l’effort de raviver des sensations émoussées, perdues, même si elles demeurent gravées, ainsi force références à celle qui ne l’aime plus. Érotomane fatigué, l’auteur demeure avant tout un puits de culture et trois domaines alimentent ses réflexions, voire digressions : la peinture, la musique et bien entendu la littérature, qui ravive chaque fois d’autant plus d’émotions que la plupart des livres si nombreux ont disparu de sa bibliothèque dans l’incendie de sa maison. Ce qui n’empêche les considérations scientifiques, astronomiques ou physiques et autres appréciations profondes de tous ordres. Lambert Schlechter avance doucement vers l’inexorable, sans pathos, avec une indéniable agilité de l’esprit qui, en quelque sorte, sautille page après page. …aucun délai sinon d’arpenter encore & encore les lascives franges de l’éternité, là où tout s’effiloche en suavité, tombe en bribes et miettes, pourriture & poussière… Il ne se fait pas d’illusion, son seul moteur pour durer reste l’écriture, jusqu’au bout …je continue à dépenser mon encre sépia, c’est compulsif, je vais mourir, bien sûr, y a pas photo, mais j’écris et j’écrirai, tant qu’il y aura de l’encre. Cet extrémisme littéraire est rien moins que poignant.
Jacques Morin
1. Guy Binsfeld, 2019.
Lambert Schlechter : Je n’irai plus jamais à Feodossia, proseries, Le Murmure du Monde /9, éditions Tinbad, 2019, 230 pages, 22,50 €.
Extrait :
75.
Je suis dans une lenteur si lente que je me dis que ce n'est
plus une lenteur, c'est une lenteur au-dessous de la len-
teur, et cela affecte la mécanique des gestes autant que la
connexion des neurones, et je pense même, et c'est cela
qui est si alarmant, que cela affecte aussi les molécules infi-
niment fines de l'âme, molécules si fines qu'elles sont, en
fait, presque immatérielles, mais pour être presque imma
térielles, elles n'en sont pas moins en mouvement, le climat
de l'âme, en fait, est régi par le mouvement des molécules
de l'âme, mouvement certes presque imperceptible mais
permanent & crucial, l'âme par le mouvement de ses molé-
cules génère le très complexe et composite sentiment de
l'existence, dans lequel oscillent sans cesse les ingrédients
fondamentaux que sont la joie et la tristesse, or, quand la
tristesse prend trop de place et même risque de prendre
toute la place, les molécules de l'âme risquent de s'immo-
biliser et de ne plus vibrer comme elles devraient le faire,
et cela suscite une lenteur généralisée qui se propage aux
neurones ainsi qu'aux gestes, quand tu essayes d'ouvrir
les yeux, c'est si lent que tu continues à ne plus rien voir.
(p.91)