(Les Disputaisons) À quoi bon éditer et vendre encore de la poésie ?, Alain Girard-Daudon (ancien libraire à Vent d’Ouest, Nantes)

Par Florence Trocmé


La poésie en librairie, c'est l'aventure.


Si l'on dit que la poésie représente en moyenne 2% du chiffre d'affaires de la moyenne des librairies (ou de la librairie moyenne)
Si l'on dit que la librairie ne se porte (c'est un euphémisme) pas très bien
Si l'on dit encore que la librairie, c'est quand même une affaire de pognon, pour reprendre ce joli mot trivial dont Nathalie Quintane use avec gourmandise.
On voit mal pourquoi le libraire, petit chef d'entreprise responsable, se soucierait de proposer ce qui ne se vend pas. C'est ainsi d'ailleurs que la majorité des librairies françaises ne possède plus vraiment de rayon poésie qui soit digne. Tout au plus un petit choix de poches. (On essaiera de ne pas manquer Jaccottet ou Bonnefoy ou Char l'année où ils sont au programme, et c'est tout.)
À moins que (rêvons un peu) le libraire soit lui-même lecteur de poésie.
Je n'ai pas toujours été libraire. J'ai enseigné un temps en collège. On n'avait guère l'occasion de parler littérature en classe, et encore moins en salle des profs. Mes collègues semblaient terrorisés par l'écriture contemporaine, et à plus forte raison par la poésie. (Mallarmé a fait trop de mal, et Char c'est beau mais obscur, non ?)
C'est pour cela entre autres que je suis « entré en » librairie comme dans les ordres.
Dans les années 80, le Quartier latin était encore riche de belles librairies. Et certaine grande Enseigne naissante, sise rue de Rennes, proposait un fonds littéraire considérable, et une offre incroyable en poésie. Nombre de petits éditeurs se réjouissaient de voir cette puissance économique mise au service de leur micro activité. Ils ont eu le temps de déchanter. L'Enseigne se décline aujourd'hui dans toutes les villes de France, et son offre culturelle est indigente, ce qui est la marque de toute grande distribution.
Je suis devenu libraire dans une ville où l'Enseigne n'était pas encore. Je ne concevais pas, et pas plus aujourd'hui, qu'une librairie digne de ce nom, ne proposât pas un fonds très riche en littérature comme en sciences humaines. Certains rayons mal aimés devinrent mes préférés, tels le Théâtre, la Poésie. Il me semblait notamment que le rayon poésie est l'endroit de la librairie le plus riche, vivant, novateur, celui où il se passe plus de choses, et que l'écriture en devenir est là, quelque part, dans les centaines de minces volumes qui paraissent chaque année, que là aussi sont l'audace et le courage, chez ces éditeurs artisans qui travaillent dans leur grange, sur une presse ancienne, et parcourent ensuite le pays comme les colporteurs d'autrefois. (Ainsi travaillaient encore Jacques Brémond, Jean-François Manier, René Rougerie entre autres.) Être dans la proximité, puis dans l'amitié de ces gens-là, partager un peu leur route fut une de mes joies. De même que la rencontre avec les poètes eux-mêmes. La poésie en librairie, c'est bien sûr un peu de risque, mais c'est surtout une aventure.
La tenue de ce rayon a justifié presque totalement ma raison d'être libraire. La singularité de la librairie, l'audace de ses choix, la qualité de son offre, tout part de là. Le passant attentif sait le reconnaître. Oserais-je dire que ce peut être commercialement attractif ? Pour qui recherche un lieu varié, singulier, vivant !
Dès lors il est temps de dire ici qu'il n'est pas vrai que la poésie ne se vend pas. Elle se vend si on le veut, si on en propose, si on en lit soi-même, et si l'on est dans l'écoute des attentes et des désirs des possibles lecteurs. Ce qui devrait être la qualité première du métier.
Il n'y a pas de mérite à défendre avec opiniâtreté la poésie en librairie, quand on sait le profit (intellectuel d'abord) qu'on en retire, quand on sait les joies qu'elle procure, quand on mesure l'importance et la qualité des rencontres suscitées. Je crois avoir reçu, puis approché les meilleurs lecteurs de la ville. Ce n'étaient pas tous des auteurs, ni des poètes, loin de là.
Certes cela a pris du temps, exigé un peu de cette lenteur qui est la vraie richesse. Je n'ai jamais regretté, puisque tout effort qui n'est pas vain, est beau.
Alors...à quoi bon ? Il n'y a pas d'à quoi bon, la poésie est sans pourquoi, sans parce que, sans raisons. Ou bien la raison, s'il en faut une, est qu'il n'y pas d'alternative. Le libraire doit être totalement ouvert à la diversité des écritures comme à la richesse des cultures, il doit être aux avant-postes, il en va de la grandeur de son métier, de son rôle dans la Cité.
Disant cela, je me sens un peu seul, conscient que trop de libraires n'ont pas cette exigence, que trop de bibliothécaires aussi font preuve d'une scandaleuse ignorance, et trop de médias d'un réel mépris. Mais qu’importe si nous sommes peu nombreux. Ce qui se fait au quotidien en toutes saisons, compte plus qu'un événement ministériel fut-il printanier !
C'est pourquoi en retraite de la librairie, je me suis reconnu, dans l'activité de la Maison de la Poésie de Nantes, et que j'ai souhaité poursuivre un compagnonnage commencé de longue date. Cette chance que nous avons, grâce au soutien des institutions, d'assurer une programmation annuelle, d'aller vers les publics les plus variés (parfois les plus éloignés), d'aider ceux qui le souhaitent (enseignants, bibliothécaires) à approcher sans crainte l'écriture contemporaine, cette chance, j'en prends tous les jours la mesure. Parce qu'il y a une énergie souterraine propre à la poésie, à ses acteurs, comme un feu qui couve et ne s'éteint jamais.

© Alain Girard-Daudon
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