Alexis de Tocqueville (1805-1859)a surtout écrit trois chefs-d'oeuvre:
- De la démocratie en Amérique : sur la montée de la société démocratique et ses contradictions
- Souvenirs: sur l'analyse à chaud de la chute de Louis-Philippe, des journées de juin 1848 puis de la mise à mort de la République par Louis Napoléon Bonaparte
- L'Ancien Régime et la Révolution: sur les origines de la Révolution française et les raisons de son destin violent, mêlant Terreur et guerres extérieures
Dans sa longue introduction, Nicolas Baverez présente ce mal connu et mal aimé des Français qui, a contrario, est lu, reconnu et admiré dans le monde anglo-saxon où il fait figure de classique .
S'il a été redécouvert par Raymond Aron et François Furet, Alexis de Tocqueville dérange toujours en France parce qu'il a cherché à penser le monde qui naissait, autour de la démocratie et de l'égalité de conditions, sans pour autant l'aimer ou le célébrer.
Après cette introduction où l'essentiel est dit sur cet aristocrate de coeur et démocrate de raison , Nicolas Baverez lui donne longuement la parole sur quelques grands thèmes et c'est nécessaire pour comprendre sa pensée complexe . Par exemple :
La passion de l'égalité, qui fonde la démocratie, peut se retourner contre la liberté pour frayer la voie au despotisme.Ceux qui sont sensibles au style seront donc comblés par les larges extraits que reproduit l'auteur, où ils découvriront, ou redécouvriront, son écriture .
Il serait vain d'aborder tous les thèmes recensés par l'auteur dans les trois chefs-d'oeuvre, entre autres textes, évoqués ci-dessus (qui représentent quelques 1180 pages en petits caractères dans l'édition Bouquins de 1986...).
Quelques considérations de Tocqueville, ô combien actuelles, sur l'égalité, la liberté et la démocratie, c'est-à-dire la liberté politique, permettront d'avoir quelque appétence de lire ce livre:
L'inégalité permanente La plupart des aristocraties sont mortes, non point parce qu'elles fondaient l'inégalité sur terre, mais parce qu'elles prétendaient la maintenir éternellement en faveur de certains individus et au détriment de certains autres. C'est une espèce d'inégalité plutôt que l'inégalité en général que haïssent les hommes. La liberté individuelle D'après la notion moderne, la notion démocratique, et j'ose le dire la notion juste de la liberté, chaque homme, étant présumé avoir reçu de la nature les lumières nécessaires pour se conduire, apporte en naissant un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables, en tout ce qui n'a rapport qu'à lui-même, et à régler comme il l'entend sa propre destinée. Le pouvoir démocratique Je ne pense pas que la nature d'un pouvoir démocratique soit de manquer de force ou de ressources; je crois, au contraire, que c'est presque toujours l'abus de ses forces ou le mauvais emploi de ses ressources qui le font périr. L'anarchie naît presque toujours de sa tyrannie ou de son inhabileté, mais non pas de son impuissance. Le nivellement par le bas Il y a [...] une passion mâle et légitime qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands; mais il se rencontre aussi dans le coeur humain un goût dépravé pour l'égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l'égalité dans la servitude à l'inégalité dans la liberté. La propriété acquise Il n'y a pas de révolution qui ne menace plus ou moins la propriété acquise. La plupart de ceux qui habitent les pays démocratiques sont propriétaires; ils n'ont pas seulement des propriétés; ils vivent dans la condition où les hommes attachent à leur propriété le plus de prix. Le pouvoir absolu d'une majorité Si, à la place de toutes les puissances diverses qui gênaient ou retardaient outre mesure l'essor de la raison individuelle, les peuples démocratiques substituaient le pouvoir absolu d'une majorité, le mal n'aurait fait que changer de caractère. Les hommes n'auraient point trouvé le moyen de vivre indépendants; ils auraient seulement, chose difficile, une nouvelle physionomie de la servitude.Le désir des Français de vivre de l'impôt
La vérité est, vérité déplorable, que le goût des fonctions publiques et le désir de vivre de l'impôt ne sont point chez nous une maladie particulière à un parti, c'est la grande et permanente infirmité de la nation elle-même; c'est le produit combiné de la constitution démocratique de notre société civile et de la centralisation excessive de notre gouvernement; c'est ce mal secret, qui a rongé tous les anciens pouvoirs et qui rongera de même tous les nouveaux.Comme le dit Nicolas Baverez, s'il est un enseignement à tirer de la pensée de Tocqueville, c'est que la liberté n'est jamais donnée ou acquise, mais toujours à construire , a fortiori en France...
Francis Richard
Le Monde selon Tocqueville, Nicolas Baverez, 288 pages, Tallandier