Equinoxe
Le temps se fend comme un fruit, entre obscurité et lumière
et une brume habituelle traîne
au dessus de cette étendue
j'ai parcouru septembre de bout en bout,
pieds nus, de pièce en pièce
portant à la main un couteau bien aiguisé pour couper tige ou racine
ou mèche les yeux ouverts
aux coquilles d'abalone flammes des bougies commémoratives
citrons fendus roses couchées
le long de poutres se carbonisant Choses belles
: : acres mornes de pays développé à l'image de son nom: Nulle part
marécages détritus brûlés menaçants en son coeur
orbite métal d'arme sang bleu de minuit et
masques mystifiants je croyais savoir
que l'histoire n'était pas un roman
Ainsi puis-je dire que ce n'était pas moi fichée comme l'Innocence
qui te trahis servant (en protestant toujours)
les desseins de mon gouvernement
pensant que nous arriverions à construire un lieu
où la poésie vieille forme subversive
pousse de Nulle part ici?
où la peau pourrait reposer sur la peau
un lieu « hors limites »
Peux dire que je me suis trompée ?
Être si meurtrie: dans les organe s écheveaux de la conscience
Encore et encore avons laissé faire
du mal aux autres broyant le noyau de l'âme
cet ego à la tonalité sourde libéré, essaimant dans le monde
si meurtri : coeru spleen longs rubans enflammés
des intestins
le collier vertical de l’épine dorsale oscillant
Avons laissé essaimer
en nous laissé advenir
comme cela se doit, au plus profond
mais avant ceci : longtemps avant ceci ces autres yeux
frontalement se sont exposés, ont parlé
2001
(p. 96)
*
Dans l’Europe la plus froide fin de cette guerre-là
dômes gelés rails d’acier gelés braseros allumés dans les rues
réservoirs de la mémoire du froid
la Victoire de Samothrace
sur un escalier ses ailes, en arrière,
flamboyantes me dit
:: à chaque personne rencontrée
déplacée, amputée ne me compte jamais pour rien
Victoire
découpée dans le désastre qui s’avance
en haut des escaliers
pour Tory Dent
1998
(p. 86)
*
Toutes sortes de discours surgissent dans la poésie, que ça te plaise
ou non, ou même si simplement
comme nous tu essayes
d'avoir l'œil
sur les armes dans la rue
et sous la rue
Voici notre ami L.: osseux, nerveux, renfermé, travaillant comme infirmier quand il ne trouve pas à enseigner. Juif d'une lignée de convertis, philosophe formé comme ingénieur, il ne peut se conformer à la destination que son enfance privilégiée lui promettait. Lui aussi est en train de perdre patience : Quel intérêt d'apprendre la philosophie si tout ce que ça fait, c'est de nous rendre aptes à parler avec quelque pertinence sur d'abstruses questions de logique, etc... Et si ça n'améliore pas notre manière d'aborder les problèmes importants de la vie quotidienne, si ça ne rend pas plus scrupuleux qu'un journaliste dans l'emploi des phrases dangereuses que ces gens utilisent pour leur intérêt propre ?
Tu vois, je sais qu'il est difficile de bien penser la « certitude », la « probabilité », la perception, etc. Mais il est encore plus difficile, si c'est possible, de penser, ou d'essayer de penser, vraiment honnêtement au sujet de sa propre vie et de la vie des autres. Et y penser n'est PAS EXCITANT, mais souvent tout à fait horrible. Et quand c'est horrible, alors, c'est D'AUTANT PLUS important.
Sa voix haut perchée avec son inflexion plus sombre, plus rauque.
Au moins il n'est pas sorti, il est resté, à tambouriner de ses longs doigts.
(p.68)
Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile, Poèmes 1988 – 2004, traduit de l’anglais (États-Unis) par Chantal Bizzini, La Rumeur libre, 2019, 112 p., 17€
Courte biographie d’Adrienne Rich sur le site de La Rumeur libre
Adrienne Rich dans Poezibao :
extrait 1, extrait 2, extrait 3, un article de Marilyn Hacker sur Adrienne Rich (inédit en français), extrait 4, Adrienne Rich à Paris le 18 juillet 2006, extrait 5, sa mort et ext. 6