Après plusieurs semaines de grèves et de perturbation des réseaux de transports en commun d’Ile-de-France, j’ai pu me dégager un peu de temps pour aller au cinoche. Il y avait pas mal de films que j’aurais aimés voir en ce début d’année. Parmi ceux-ci, je me demandais si le film Les Misérables de Ladj Ly était encore en salle.
Une petite recherche sur le site d’UGC m'a indiqué que le film était encore joué dans les salles de ce réseau de cinémas pour sa 11ème semaine. Je n’aborderai pas les polémiques très injustifiées à propos du passé du réalisateur Ladj Ly. Parlons de l’oeuvre artistique intitulée Les Misérables. Commençons en abordant brièvement cette référence au fameux roman de Victor Hugo. Elle n’est pas anodine. Les Misérables est un long métrage qui nous conte sur une tranche de 24 heures, l’arrivée d’un policier venu rejoindre la BAC de Montfermeil. Cette ville, avec Chelles ont été les lieux qui ont inspiré le roman du grand écrivain français. D’ailleurs, un des policiers rappelle que l'origine du nom de l’école primaire de la cité où ils interviennent régulièrement, l'école Victor Hugo. La référence est donc lourde de sens et dans beaucoup d’aspects, sur de nombreux plans dont l’esthétique n’est pas contestable, Ladj Ly semble vouloir nous signifier que Les misérables sont toujours à l'ordre du jour. A Montfermeil.
Le film commence par la victoire de l’équipe de France en coupe du monde de football 2018. Et il y a quelque chose de particulièrement bien senti dans cette séquence où les équipes de Ladj Ly se sont visiblement fondues dans la masse et la liesse de cette seconde victoire française. Issa qui va être un personnage principal y est vu avec d’autres adolescents de Montfermeil complètement pris dans cette joie collective. Le regard de Ladj Ly sur ce môme sera toujours « extérieur » . Dans cette séquence introductive qui je pense dure une demi-douzaine de minutes, où on voit ces ados porter fièrement le drapeau français, il y a une justesse qui de mon point de vue va accompagner le film, en effet, Ladj Ly n’oublie pas de montrer des personnes revêtues du drapeau algérien par exemple.
Les lendemains de victoire, il nous propose deux espaces : Le commissariat de police où deux fonctionnaires de la Bac reçoivent à la cool un collègue qui rejoint leur team après avoir été muté de Cherbourg à Montfermeil. Vous découvrirez dans le film les raisons du déménagement de Stéphane, les fonctionnaires ayant généralement plutôt tendance à quitter des zones sensibles pour aller vers des lieux plus apaisés de la République. Les premiers dialogues sont très réussis. Bizutage du nouvel arrivant, speech de la responsable du commissariat qui est plutôt cool voire déjantée. Mais elle donne aussi une orientation précise à ses troupes. L’autre espace est celui du tiékar, de la cité, avec ses immenses barres de béton et des profils de personnages très différents. Le quartier s’invite dans le commissariat quand un père de famille vient faire une esclandre monumentale afin que la police puisse sanctionner au plus tôt son fils qui dérive vers des larcins de plus en plus problématiques… Issa. Jésus en arabe. Issa est le prénom de ce garçon. Un autre adolescent apparait dans le champ de Ladj Ly. Un peu gauche, binoclard, c’est le geek de la cité qui monte au sommet de son immeuble pour manipuler ses drones qu’il utilise pour mater des jeunes filles du quartier dans leur intimité mais aussi faire de très beaux plans de son territoire. On joue, mais les jeux ont leur dose de perversion. Voleur, voyeur... Issa qui est allé au bled l’été précédent a été averti là-bas quand il a un voleur subir le supplice du collier… Cela ne va pas l’empêcher d’aller voler le lionceau d’un cirque itinérant…
Dans cette première phase, le lecteur est ballotté entre le regard des policiers et les échanges entre adolescents. Il y a une bonne humeur même si Gwada et Cochon rose 100% halouf n’hésite pas à abuser de leur pouvoir sur les gens du quartier. Le tour de l’espace leur permet de présenter au nouveau venu le profil des jeunes et des grands frères dont certains ont fait des séjours prolongés en prison. Un autre aspect de cette phase est la place des fondamentalistes religieux dans le quartier, dans la maîtrise des dérives des jeunes. Voilà le contexte. On est en été, il fait chaud et l’affaire du lionceau volé aux forains va créer de sérieux problèmes. Sur le délire à propos du lionceau, j’ai tellement pleuré de rires que j’en avais mal aux cotes. Heureusement qu’on était moins d’une dizaine dans la salle. Je ne vous en dirai pas plus.
Je trouve que l’Histoire est parfois drôle. Le fait que Spike Lee soit président du jury du Festival de Cannes cette année a quelque chose de spécial. Comprenez-moi, la structure du film de Ladj Ly reprend celle du fabuleux Do the right thing pour lequel Spike Lee fut fou de colère contre Wim Wenders, alors président du jury de Cannes de l’époque. Do the right thing et Les misérables se parlent à la fois par les thématiques d'exclusion qu'ils mettent, le caractère explosif des rapports sociaux et une certaine manière, très originale, de filmer le ghetto. Les misérables se joue aussi sur 24 heures comme pour La Haine de Matthieu Kassovitz. Le film de Ly est juste moins manichéen que ces deux films dans la description du rapport complexe entre la Brigade anti criminalité et les jeunes de cette cité. L’angle d’attaque n’est pas le même. J’ai l’impression que Ladj Ly a voulu que les jeunes voient leur quartier au travers du prisme de la police. Personne n’est vertueux. Quand ces trois policiers se retrouvent pris en étau par des jeunes alors qu’ils essaient de régler l’affaire du lionceau , pour désamorcer une crise majeure entre les forains et les grands frères de la zone, on n’est pas loin de comprendre le dérapage qui s'ensuit. Là où le meurtre de Radio Raheem par la police chez Spike Lee justifie l’émeute qui ponctue Do the right thing. L'américain assume son manichéisme avec le fameux discours entre la haine et l'amour que Radio Raheem incarne avec ses poings américains... A Montfermeil, tout est une affaire d’incompréhensions, mais aussi de formation des forces de l'ordre.
Ladj Ly est subtil dans sa critique du système. On découvre que l’un des membres de la BAC a grandi le quartier et lorsque le dialogue semble ne plus être possible, Gwada (Djebril Zonga) peut user d’autres codes pour se faire comprendre. Je suis convaincu qu’une scène très intéressante où Gwada (que je croyais antillais) s’exprime en ouolof (ou en poular) a dû choquer les républicains pur jus, je n’ose même pas penser aux fachos. Mais, il faut creuser et penser cette police de proximité pour réduire le fossé entre ces deux mondes. Et en même temps, je crois que c’est voulu dans le scénario : la faiblesse des moyens qui poussent trois agents à évoluer sans réelle couverture ne peut qu’engendrer ce type d’incidents.
De la liesse on passe au clash. De la vie, on passe à la mort. En 24 heures. Peut être que Ladj Ly nuance trop. Peut être qu’il faut aussi des gens réellement mauvais et d’autres bons. En tout cas, il souligne le pouvoir de l’image comme moyen de contrer la violence policière et au-delà de celle-ci pour filmer avec des plans magnifiques sur des moments de joie dans des espaces de misères absolues. Tout est loin d’être parfait dans ce film. Il y a des points dans le scénario qui m’ont posé problème. En particulier le personnage d'Issa, son traitement, son interprétation me laisse songeur. Mais ils n’enlèvent rien à la qualité et à l’intelligence du propos de Ladj Ly.
Les MisérablesRéalisation Ladj Ly, 2019, 1h40avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djibril Zonga