Dans l’oeuvre prolifique de Steen, on ne compte qu’une vingtaine de pendants, dont seulement sept sont conservés. Sans doute les scènes de genre truculentes et pleines de fantaisie qui étaient sa spécialité, se prêtaient mal aux contraintes formelles des pendants.
J’ai établi la liste d’après le Catalogue raisonné de Hofstede de Groot (1908) [1], complété de quelques ouvrages plus récents [2], [3], [4] .
Le plus grand succès de Steen en la matière est une reprise d’un pendant gravé de Brueghel.
La cuisine maigre La cuisine grasse
Brueghel, 1563, Gravures de Pieter van der Heyden (Gallica), inversées
Le repas de Maigre, National Gallery of Canada, Ottawa, 92 x 69.7 cm Le repas de Gras, collection privée, 91,5 x 71 cm
Steen, vers 1650
Tout en semblant conserver la composition dans ses grandes lignes, Steen la modifie en fait profondément : chez Brueghel , la vue plongeante plaçait en position culminante la porte, par laquelle un Gros entrait chez les Maigres et un Maigre chez les Gros.
Avec sa perspective plus classique, Steen transforme les deux portes en détail d’arrière-plan et abandonne l’idée des deux personnages circulants (en bleu et vert) qui faisait tout le sel du pendant de Brueghel (décrit en détail dans Les pendants d’histoire : l’âge classique). L’abandon d’une perspective archaïsante et d’un scénario médiéval devaient être perçus, à l’époque, comme un trait de modernité.
En comparant les compositions deux à deux, on notera quelques transformations significatives :
- dans La cuisine grasse, Steen rajoute au premier plan les personnages conventionnels du buveur et du violoneux ; de manière générale, il privilégie la rationalité, en rapprochant les deux enfants de la mère, en posant le moule à gaufres sous les gaufres.
- dans La cuisine maigre, il abandonne le personnage frappant du vieillard édenté qui tente d’amollir un poisson séché à coup de maillet, et le remplace par le personnage à la fois plus simple à comprendre et plus trivial de la femme qui change son bébé – sans aucune pertinence pour l’ensemble ;
De même il rajoute son chevalet à gauche, non sans un zeste de démagogie à se placer parmi les Pauvres.
De Brueghel à Steen, plus qu’une modernisation, c’est bien une normalisation qui s’opère.
Le repas de Maigre (perdu)
Le repas de Gras, Gartenpalais Liechtenstein, VienneSteen, vers 1650, 45 x 36 cm
Ce second pendant, dans un style plus raffiné, supprime la profusion des victuailles, creuse la perspective et ordonnance les personnages dans la profondeur. La porte dans laquelle on devine à peine le pauvre hère subsiste à titre de citation résiduelle.
Le repas de Maigre Le repas de Gras
Steen, vers 1650 , The Wilson, Cheltenham, 39,6 x 30,6 cm
En supprimant définitivement les deux portes, Steen perd toute référence à Brueghel et cloisonne hermétiquement les deux mondes. Pour les personnages, ils se recopie lui-même, en les déplaçant par groupes.
Dans La cuisine maigre, on notera l’apparition du personnage barbu qui montre un hareng saur d’un air hilare, que Steen réutilisera plusieurs fois.
Le repas de Maigre Le repas de Gras,
Ecole de Jan Steen, collection privée
Cette variation témoigne du succès (et de la facilité) du thème.
Couples mal assortis
Steen, vers 1660 , collection privée
Steen met ici en scène un thème original et amusant par la symétrie des gestes et des décors :
- un vieux galant vêtu en Pantalon est laissé dehors par une jeune femme, qui repousse ses compliments ;
- une vieille femme ne réussit pas à retenir, par sa bourse, un jeune homme vigoureux qui s’échappe en rigolant.
La visite du docteur à une femme enceinte Le Savant et la Mort
(Allégorie de la Vie et de la Mort)
Steen, 1662-65, National Gallery, Prague
Ce pendant unique dans l’oeuvre de Steen n’a pas reçu d’interprétation définitive. Pour Karel Braun, il est dû à des circonstances exceptionnelles ; en 1662, l’épouse du peintre, Grietje van Goyen était enceinte de son sixième enfant ; et lui-même faillit mourir d’une grave maladie ([4], notice 156).
La visite du docteur à une femme enceinte
Dans le premier tableau, la femme est donc possiblement Grietje : parmi tous les tableaux de Steen sur le thème de la Visite du docteur, celui-ci est le seul qui ne ridiculise pas le praticien et où la femme est clairement montrée enceinte (les autres tableaux brodant, comme nous le verrons plus loin, sur différentes formes plus ou moins imaginaires du mal d’amour).
Le Savant et la Mort
Un savant, assis sur une chaise curule qui imite la forme du globe, semble au sommet de la puissance et de la connaissance.
Pourtant, selon le site du musée [5], le garçonnet qui entre en donnant la main au squelette, dans la porte à l’arrière-plan, porte un panier contenant une fiole d’urine : le résultat cette fois n’est, pas la Vie, mais la Mort.
Steen père et fils (SCOOP !)
Au centre du tableau s’établit, autour de l’index ironique, un trio complexe entre :
- Steen lui-même, désigné par sa signature ;
- l’Enfant, sans doute son fils Cornelius, couronné de lierre (l’éternité) qui brandit le sablier au dessus du livre ;
- le Savant qui arrête d’écrire, comprenant que son heure est venue.
L’appareil à distillation, avec sa grosse cornue emplissant la petite d’eau de vie, est une métaphore inventive de la transmission de la Vie, de la Paternité ; à côté, la flûte qui restera sans souffle est une Vanité du Savant, tout comme le manuscrit interrompu.
La logique du pendant (SCOOP !)
Des deux côtés la fiole d’urine, tendue au centre par une femme âgée ou un enfant, dévoile la réalité :
- d’une part le Médecin en tire une prescription pour la Vie ;
- de l’autre son alter-ego le Savant s’arrête d’écrire à l’annonce de son arrêt de mort.
L’ensemble fonctionne comme sans doute une sorte de revanche personnelle, par une double ironie :
- à gauche ce n’est pas la Médecine qui donne la vie ;
- à droite, ce n’est pas le Science qui la conserve
Steen en personne, remis de sa grave maladie, vient nous indiquer la manière imparable de survivre : par la Paternité
Le chat malade (copie), San Diego Museum of Art, photo Mary Harrsch Enfants apprenant à lire à un chat, Musée des Beaux Arts, Bâle.
Dans un genre amusant, Steen poursuit ici la même ironie à l’encontre de la Médecine et de la Science :
- à gauche trois enfants couvrent, réchauffent et gavent de potion un minet qui préférerait être ailleurs ;
- à droite deux enfant inculquent à coup de verge la lecture au même minet ; le petit frère a droite a préparé une pomme en récompense.
Derrière, à côté du rouet, la grande soeur qui tient dans sa main droite une bobine vide et dans la gauche l’écheveau qu’elle vient de finir, prend à témoin le spectateur avec le même regard amusé que Steen lui-même dans le tableau précédent.
La visite du docteur La brodeuse et le prétendant timide (Naistertje met verlegen Koekvrijer)
Steen, 1663-65 Museum De Lakenhal, Leyde
La visite du docteur
Le premier tableau contient tous les ingrédients des Visites du Docteur de Steen :
- le Diafoirus vêtu à l’ancienne, ses chaussures interverties montrant son incompétence, palpe avidement le poignet de la donzelle malade, tout en étudiant son urine ;
- la mère observe la fiole avec confiance et amour ;
- les potions sur le meuble, la bassinoire, la chaufferette, disent combien la malade est choyée ;
- le cordon qui se consume dans le petit brasero du premier plan est un test de grossesse ; si la fumée âcre déclenchait des nausées, la fille était probablement enceinte ;
- le tableau accroché au mur, où l’on devine un couple d’amoureux, suggère le bon diagnostic ;
- la fille, une main sur le bas-ventre, sait bien quel est le mal qui la consume : l’attente de l’amour.
La brodeuse et le prétendant timide
Dans le second tableau, la femme interrompue dans sa couture fait la moue, tandis qu’un prétendant peu séduisant se découvre d’une main et de l’autre lui offre non pas un bâton, mais un gâteau de forme évocatrice, le « heiligmaker » (littéralement « faiseur de saint »), qui valait demande en mariage ([4] , notice 193).
On ne sait pas si les ciseaux dans la boîte étaient déjà castrateurs au XVIIème siècle.
La logique du pendant (SCOOP!)
Elle est très probablement ironique :
- d’un côté la jeune fille attend désespérément l’amour ;
- de l’autre, un peu plus âgée, elle est déçue lorsqu’il se montre.
La visite du docteur, Philadelphia Museum of Art ([1], N°172)
Une noce villageoise « Des paysans dansent. Par une porte on voit une seconde pièce, où les mariés sont attablés en joyeuse compagnie »([1], N°478)
Steen, vers 1665
La visite du docteur [7]
Cette véritable scène de comédie donne la raison explicite de ce « mal d’amour » : lorsque son amoureux apparaît à la porte, le pouls de la patiente s’accélère, d’où l’air inquiet du docteur qui ne comprend rien.
Le personnage le plus intéressant est ici Steen lui-même qui, en brandissanr les deux symboles de débauche que sont le hareng et les deux oignons, donne en rigolant à la fois le diagnostic et le remède.
La logique du pendant
Autant qu’on puisse en juger par la description, la logique du pendant était probablement d’opposer, à la tragi-comédie bourgeoise du mal d’amour, la robuste gaieté des noces paysannes.
Une autre visite du docteur
La visite du docteur
Steen, 1658-62, Wellington Museum, Apsley House, Londres
Pour comparaison, ce tableau développe le même thème dans une autre direction : si la jeune femme est malade, c’est parce que son vieux mari (que l’on voit en train de lire à l’arrière-plan) ne remplit plus son devoir conjugal (voir la flèche sans pointe que le jeune garçon-Cupidon nous montre juste en dessous).
« Peeckelhaeringh », Hals, 1640-45, Gemäldegalerie Alte Meister, Kassel
Le personnage sardonique du « montreur de hareng » est encore présent, mais sous forme raffinée, dans le tableau accroché à droite du «Vénus et Adonis», où l’on reconnaït le Peeckelhaering de Frans Hals.
Le vieux prétendant au gâteau (De Oude Koekvrijer) (Le marchand d’oublies) Musée des Beaux Arts de Rouen Le villageois en belle humeur, gravure de Claessens
Steen, 1660-78, .
Dans le premier tableau, on trouve le personnage du prétendant offrant son gâteau, accompagné d’un panier de douceurs [6] . Une entremetteuse fait les présentations. La fille ici ne le repousse pas, mais on comprend, à la mine du flûtiste, que le mariage de raison ne l’empêchera pas de continuer sa musique .
Dans le second tableau (connu seulement par la gravure), un vieillard, qui jouait au tric-trac dans un cabaret, laisse un compagnon finir la partie pour lutiner la belle cabaretière, à la grande stupéfaction du mari qui remonte de la cave.
La logique du pendant
Comme dans les pendants avec La Visite du Docteur, Steen opposé, au caractère comique des complications bourgeoises de l’amour, la saine verdeur des paysans.
S’y ajoute ici un second thème, celui de la partie interrompue : de tric-trac ou de musique.
Le pigeonnier, collection privée ([4], notice N° 237) Couple d’amoureux (disparu depuis 1801)
Steen, 1664-68
Le pigeonnier
Un couple d’amoureux est assis sous un arbre et nourrit les oiseaux ; le garçon attire la blanche colombe avec des graines. Véritable compendium des métaphores aviaires néerlandaises, on trouve dans le tableau :
- deux pigeons qui copulent sur le coffre de gauche,
- le personnage libidineux du tâteur de poule (« hennetaster », voir Pendants solo : homme femme),
- l’image parlante, près de l’entrejambe du jeune homme, de la gourde hypertrophiée et de la flûte.
Flûte qui par ailleurs, selon le proverbe, est l‘instrument de l’oiseleur :
L’oiseleur, qui cherche à tromper, tentera d’attirer l’oiseau avec sa douce flûte
De vooglaer, op bedrieghen uyt, den vogel lockt met soete fluyt
Couple d’amoureux
«Deux jeunes sont assis sur un banc devant une cabane d’agriculteurs. La femme allongée dans l’herbe dans une robe rouge et avec des manches lilas tient une cage dans une main et dans l’autre un cordon qui vraisemblablement retenait un oiseau qui s’est envolé. À côté d’elle, un garçon avec une flûte porte un chapeau rouge et des vêtements brun-orange. A droite une gros chêne et une cabane ». ([4], notice N° 238)
La logique du pendant
Visiblement, le pendant repose sur une logique Avant-Après, sous-entendant l’acte intermédiaire (voir Une transformation) :
- à gauche la séduction de l’oiselle ;
- à droite le résultat : la perte de sa virginité (voir L’oiseau envolé)
D’après la description du second tableau, le garçon était le même dans les deux tableaux, mais la fille portait des vêtements différents : manière d’éviter la crudité de la lecture avant-après, tout en suggérant la multiplicité des conquêtes.
Pendants incertains
Bethsabée recevant une lettre de David, Norton Simon Museum, Pasadena ([1], 14) (37 x 32 cm) Lucelle et Ascagnes (Ascanius and Lucilla), ([1], 70) perdu (35 x 24 cm)
Steen, 1665-70
Hofstede de Groot inique que ces deux tableaux ont été vendus comme pendants en 1767, mais leur taille très différente laisse supposer qu’il s’agissait d’un regroupement arbitraire [8].
Pendants perdus
- 296 Maître d’école, 748b Paysan saoûl
- 349a Femme faisant du café, 753b Femme saoûle
- 390 Garçon écrivant, 750 Buveur
- 425 Joueur de flûte, 721 Viellard
- 468e 468f Paysan
- 469c 744a Paysans
- 470a Fête de mariage, 729b Joueurs de cartes
- 560 Mangeurs de gâteaux, 688a Buveurs
- 607b Danse paysanne, 776a Querelle de paysans
- 753d Femme saoûle, 755b Femme saoûle
- 762 Jeune fille endormie, 855 Fête des huitres
Les numéros sont ceux du Catalogue raisonné de Hofstede de Groot (1908) [1]
https://archive.org/stream/catalogueraisonn01hofsuoft#page/50/mode/2up
https://commons.wikimedia.org/wiki/Jan_Steen_catalog_raisonn%C3%A9,_1908 [2] Cornelia Moiso-Diekamp, « Das Pendant in der holländischen Malerei des 17. Jahrhundertspar » [3] The Religious and Historical Paintings of Jan Steen, A Catalogue of Jan Steen works, by Baruch D. Kirschenbaum,Phaidon, Oxford, 1977
https://commons.wikimedia.org/wiki/Jan_Steen_catalog_raisonn%C3%A9,_1977 [4] Karel Braun, « Alle schilderijen van Jan Steen », Lekturama, Rotterdam, 1980. [5] Notices du Musée de Prague :
http://sbirky.ngprague.cz/dielo/CZE:NG.DO_4598
http://sbirky.ngprague.cz/dielo/CZE:NG.DO_4151 [6] https://www.loc.gov/item/ihas.200182884/ [7] http://medhum.med.nyu.edu/view/10398 [8] On connait deux « Lucelle et Ascagne » de Steen, mais elles ne correspondent pas :
(National Gallery od Scottland https://www.wikidata.org/wiki/Q27970396
National Gallery of Art https://www.wikidata.org/wiki/Q214867et