« Elle laissait finalement les mots travailler à sa place »
La phrase et le phrasé : en musique, indique le Centre national de ressources textuelles et lexicales, le phrasé est « une manière de disposer, de couper les phrases musicales » (1842), « (il) délimite et articule le discours musical en unités signifiantes plus ou moins closes, à la manière de la ponctuation dans un texte ; il peut être fondé sur l’observation et l’analyse de facteurs structurels tels que motifs rythmiques et métriques, éléments mélodiques et dynamiques, harmonie (la fin d’une phrase coïncide souvent avec une cadence), variations de sonorité ou de tonalité, etc. » (1976).
Il s’agit de définitions en musique, mais je ne me sens pas tellement en terra incognita si je les transpose à la poésie. Et encore moins si je les lis en regard des livres de Sandra Moussempès. J’hésite d’autant moins à l’écrire qu’elle-même fait explicitement référence à la musique et à la voix, à la voix chantée.
Il y a une différence de taille toutefois entre un morceau de musique (une sonate, un lied, une mélodie) et un poème. C’est que le premier, écrit sur une partition, reste lettre morte tant qu’il n’est pas interprété. Alors que le second peut tout à fait rester à l’état écrit, il n’a pas besoin pour exister d’être interprété, c’est-à-dire vocalisé. On sait bien que lorsqu’on lit un texte muet par définition, on entend quelque chose à « l’intérieur ». Cela n’exclut évidemment pas de lire les poèmes en public, que ce soit l’auteur lui-même ou un autre interprète. Ou soi-même dans son bureau ou sa chambre.
Mais au fond, est-il pertinent d’établir un parallèle entre le phrasé d’un interprète musical (pianiste, violoncelliste, soprano…) et le phrasé d’un écrivain (mais aussi de ses lecteurs : autant de phrasés que de lecteurs) ? C’est une question. Je propose en tous cas de penser que l’écrivain (le poète, en l’occurrence), s’il n’est pas maître du phrasé de ses lecteurs (comme un compositeur de celui de ses interprètes, qui seuls « phrasent » sa partition), participe activement au phrasé de son texte écrit. C’est qu’écrire (et spécialement de la poésie), c’est plus ou moins toujours incorporer de la voix à de la lettre.
Qu’en est-il dans Cinéma de l’affect (dont le titre dédoublé, titre et sous-titre, évoque d’un côté l’image, de l’autre le son) ? Si je prends la section du livre intitulée Esprits phonétiques, peut-être la plus narrative (mais chaque phrase du livre engendre une virtualité narrative), et l’une de celles que je préfère, je m’arrête sur deux détails du premier texte (Opéra-poème). Sandra Moussempès évoque la figure de son arrière-grand-tante, Angelica Pandolfini, cantatrice au début du XXème siècle, contralto :
« Son portrait photographié siégeait dans le salon à Paris
chez ma grand-mère italienne d’origine
qui arrêta le piano quand elle épousa un militaire
mon grand-père devint ensuite général Angelica était la soeu
de Francesco junior qui était lui aussi chanteur et dont
le père était le baryton célèbre Francesco Pandolfini »
Le punctum ici, pour moi en tous cas, c’est ce syntagme inattendu, « général Angelica ». Pas besoin de commenter ce que cela produit au niveau sémantique, il est certain que l’absence de ponctuation entre « général » et « Angelica » n’est pas le fruit du hasard (l’inconscient peut en avoir été l’initiateur, mais la « bévue » n’a pas été corrigée). Cela relève du phrasé. D’un phrasé que seule la poésie peut se permettre.
« J’ai essayé plus tard de retrouver sa voix dans la mienne
ce ne fut pas si compliqué j’ai placé ma voix dans
un écrin de pensées vertigineuses tout un siècle a défilé
j’ai écrit un texte en italien j’ai composé une mélodie
puis rajouté des grésillements de gramophone
et les gens n’y ont vu que du feu »
Ici le phrasé, c’est ce qui relie entre eux les « grésillements de gramophone » et « n’y ont vu que du feu ».
Laisser les mots travailler à sa place, c’est donner une chance à des phrases d’émerger et d’aller de l’avant (phraser, en somme c’est ne pas se lasser de poursuivre un objet qui ne sera jamais capté - cet obscur objet du désir). Et c’est surtout, par la grâce d’un phrasé à nul autre pareil, produire de l’inédit, qui n’avait pas été vu, ni entendu, auparavant.
Éric Houser
Sandra Moussempès, Cinéma de l’affect (boucles de voix off pour film fantôme), L’Attente 2019, 104 pages, 13€.
Lire ces autres extraits et une autre note de lecture, signée Anne Malaprade.