Le journal se déploie ainsi selon les nécessités et les étonnements du moment, selon le rythme spontané des infinies explorations et découvertes survenues lors des nombreuses promenades à la recherche des ‘vérités’ de l’île comme de celles qui ne cessent de fonder l’être et le faire de celle qui ‘« [va] gaiement au jour la journée »’ (9). Comme toute chose, l’île partage avec celle qui la scrute, l’étrangeté de ses secrets, ses ‘abîmes’, ses ‘obscurs destins’ (25). Son énergie et sa ‘respiration’ viennent, comme les nôtres, d’un ‘temps immense, anonyme’, originelle, aveuglante. Ce qui pourrait sembler nous obliger à relativiser de façon importante toutes les observations, descriptions, catalogages et analyses qu’accomplit avec persistance et finesse la poète-philosophe-scientifique qu’est l’auteure – si l’on oubliait, follement, à quel point l’activité de celle-ci, comme quelque part de tous les roseaux pensants de la terre, est une longue, étrange et inachevable quête fondée sur le mystère d’un désir d’être, de mieux savourer la logique de cette étance, et ceci même si, malgré l’énorme beauté d’une telle entreprise, on est tenté, comme Le Dantec elle-même – mais c’est l’intelligence à son plus haut point – de s’exclamer ‘que sais-je du monde’ (193).
Désir d’être, et d’être-avec, dont le moteur est la spontanéité, la diligence, la concentration, la ‘désinvolture’ (11) et une jouissance ‘ayant renoncé à disjoindre mon destin de celui du monde’ (37). Ainsi ce journal enregistre splendidement l’expérience d’une danse de la vie et de la mort, de ce qui se désagrège et se régénère dans le même mouvement, tumultueux et exaltant, où les flagrances de ce qui transcende et défie nos concepts semblent noyer les traces de l’humain, sans pourtant les invalider. Le monde animal et végétal des grèves dans ce finis terrae, cet espace matério-aquatique en perpétuel devenir où ‘tout repère usuel, toute boussole, tout cadastre’ (67) se volatilisent incessamment, où ce qui est paraît s’offrir ‘sans partis pris ni justifications’ (44) – ce monde tant aimé où domine la mer dans toute sa sauvagerie, tout son tendre nourrissement, constitue pour Le Dantec, dans le théâtre de son infinie mouvance, une force épique, historique et anhistorique à la fois, un site sans limite de lyrisme, d’aventure, d’inventivité, de création.
Site de l’Un, dirait-on, d’un Urwelt et d’un Umwelt où, ici, celle qui observe vit l’intensité de l’échange entre l’effarante splendeur de l’innommable et la douce et consolante caresse d’une appropriation nommante, entre l’autre dans toute sa résistance et le sujet qui observe, refusant toute idée d’aliénation, chérissant cette interpénétration, cet entretissement, générant à son tour une partition, une musique faite de microtableaux, de microscènes en harmonie, dans la mesure du possible, avec les infinies complexités du macrocosme qu’offre, réellement et symboliquement, l’inconcevable et émerveillant monde d’une petite mais si fabuleusement grande île que Denise Le Dantec a le privilège et le bonheur d’habiter, poétiquement.
Mais si ce journal dépend de la curiosité de celle qui l’écrit, Denise Le Dantec comprend que ‘le support de la conscience’, c’est toujours les ‘choses du monde’ (198) dont elle inscrit et médite la magie, l’infinie poésie s’élaborant dans sa miraculeuse et cosmique rythmique. ‘Tout ce que l’on reçoit, écrit-elle, est immérité, c’est ensuite qu’on a à en être digne’ (196). La moindre ‘’flaque d’estran est univers’, affirme le géographe Élisée Reclus, que cite l’auteure (219). Et les dernières pages du Journal de l’estran expriment avec éloquence l’énorme sentiment de gratitude qu’éprouve Denise Le Dantec d’avoir pu faire son maximum pour honorer dignement sa dette envers une petite île vécue dans toute sa magique grandeur.
Michaël Bishop
Denise Le Dantec, Journal de l’estran. Île Grande, La Part Commune, 2010, 300 pages, 17€
Quelques extraits de Journal de l’estran. Île Grande :
C’est une gigantesque irisation du monde. Le sable devient mica, poussière presque noire. Le silice retombe beaucoup plus loin, ajoutant l’ocre à l’ocre et se pétrifiant.
Tel est l’immense travail de décantation dans lequel le promeneur est pris.
Le souffle se brusque lui-même. Une frénésie a tôt fait de s’emparer de nous.
Nous voici transformés en un émiettement d’élans et d’impulsions qui accélèrent et freinent dans le même temps. Le tragique n’est pas loin. (91)
***
Sous l’ondoiement sourd des laminaires les cheveux défaits des sargasses forment des herbiers où flottent des éponges axinelle de couleur or vif sous les thalles noirs d’algues venues d’une lointaine Hyperborée. (220)
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1. Au cimetière marin d’Île Grande où les morts se dissolvent dans le sable, l’argile verdâtre, le granité à deux micas
2. aux « semeurs de cendre » de l’île Agathon
3. aux « bouilleurs de sel » de l’Âge de Fer
4. aux quarante carcasses d’hommes et de chevaux trouvés à l’île d’Aval
5. Aux crépidules en cloche ovale terminée en crochet comme un bonnet phrygien formant une pile de bols s’encastrant les uns dans les autres
[…]
28. À l’écaillé chinée callimorphe butinant sur une eupatoire chanvrine sur la dune de Pors Gelen, en laquelle j’ai reconnu le papillon peint sur la jambe droite de Vénus par Piero Cosimo vers 1490
29. À Milli-Blanc qui a bandé la main de Fanch
30. À Gilles Bentz, soigneur ès-cœur des oiseaux marins (289-91)