Alors qu’approche le premier anniversaire de la mort d’Antoine, le 3 mars 2019, le site Poezibao est heureux de publier ce texte
Antoine Emaz à la Bibliothèque municipale de Lyon, en 2005,
pour une « Scène poétique »,
en compagnie de Béatrice de Jurquet.
La salle bruisse doucement des conversations étouffées de ceux qui sont arrivés en avance. La scène est faiblement éclairée, c'est tant mieux : pour le moment, on ne distingue pas encore combien la moquette est élimée, le mobilier, rafistolé, combien les murs sont devenus gris avec le temps, les tresses de câbles électriques, apparentes. La lumière monte, le poète invité franchit la porte en fond de scène. Un chuintement métallique violent fait sursauter tout le monde. La salle sombre dans un noir absolu, où ne brillent que les boîtiers verts des sorties de secours. Briquets et portables s'allument. Woodstock... si les portables avaient existé à l'époque. Le public s'agite beaucoup mais ne s'énerve pas. La silhouette à peine discernable du technicien court de la régie à l'estrade, et retour. Survolté, furieux contre lui-même mais aussi contre la vétusté des lieux, il jure à voix basse. Au bout de quelques minutes, le gardien annonce que tout le quartier est plongé dans le noir, et que « ça va revenir ». « Ça » revient, mais l'installation de la salle de conférences n'a pas survécu à la coupure. Déclarer forfait ? C'est hors de question. Conseil de guerre, en vitesse. « On se replie où ? » Le bâtiment est vaste. Alors, les auditeurs, sur la consigne d'une collègue à l'esprit bien plus pratique que le mien, forment une longue chaîne et font gravir quatre étages à une centaine de chaises, jusqu'à une salle donnant sur le ciel, qui a accueilli un séminaire dans l'après-midi et dont les tables sont encore disposées comme dans une salle de classe. Le renfort de chaises est déposé dans un tumulte de pieds en métal, qui valsent au nord, à l'est, au sud, finissent enfin par s'orienter tous dans la même direction... vers le poète qui s'assied, d'un sourire, impose le calme, remercie pour le plan B et entame sa lecture. Ce poète aux titres de circonstance – « Poème maigre », Poème temps d'arrêt, « Poème, ça passe », « Poème, un temps mort » – est désormais très recherché, les plombs sautent quand il apparaît, il est ce soir le poète de la décroissance.
Il n'a pas eu à lire à la lumière d'une bougie, mais il n'a pas été enregistré, faute d'équipement adéquat dans cette salle-là. Sa lecture n'a été qu'un moment fugace dont, alors même qu'il s'exécutait, nous ne savions pas si ce que nos mémoires en conserveraient serait la beauté du texte, la cordialité de la personne, ou cette longue chaîne de rires et de chaises escaladant les escaliers dans le silence de la Bibliothèque désertée par son personnel et ses lecteurs.
Nous nous acharnons à enregistrer, mettre en ligne, dupliquer, cataloguer les copies, les stocker, les conserver, mais qui les regardera ? Comment éprouver ou retrouver le charme d'un tel moment seul devant l'écran de son ordinateur ? Et ces enregistrements, dureront-ils ? Ne passeront-ils pas comme l'ont fait nos fax et nos photocopies d'autrefois ? Ne deviendront-ils pas si nombreux, qu'accablés par leur masse, nous les délaisserons ? Le goût des archives enregistrées n'est-il pas spécifique à notre génération, encore émerveillée par le fait que l'on puisse tout enregistrer partout et tout le temps ? N'aurons-nous pas envie d'oublier ? N'aurons-nous pas envie de décider que cela s'est déposé en nous, que rien n'est effacé, que l'on n'y a simplement plus accès, mais que cela, en son temps, nous a constitués, et pour longtemps, et définitivement.
Catherine Goffaux, 16 octobre 2019
Photo, Antoine Emaz en 1996, ©Jean-Marc de Samie