" De temps en temps, ces messieurs jouent du couteau ou du revolver, mais ne croyez pas qu'ils y tiennent. Le rôle l'exige, voilà tout, et ils meurent de peur en lâchant leurs dernières cartouches. Ceci dit, je les trouve plus moraux que les autres, ceux qui tuent en famille, à l'usure. N'avez-vous pas remarqué que notre société s'est organisée pour ce genre de liquidation ? Vous avez entendu parler, naturellement, de ces minuscules poissons des rivières brésiliennes qui s'attaquent par milliers au nageur imprudent, le nettoient, en quelques instants, à petites bouchées rapides, et n'en laissent qu'un squelette immaculé ? Eh bien, c'est ça, leur organisation. "Voulez-vous d'une vie propre ? Comme tout le monde ? " Vous dîtes oui, naturellement. Comment dire non ? " D'accord. On va vous nettoyer. Voilà un métier, une famille, des loisirs organisés. " Et les petites dents s'attaquent à la chair, jusqu'aux os. Mais je suis injuste. Ce n'est pas leur organisation qu'il faut dire. Elle est la nôtre, après tout : c'est à qui nettoiera l'autre...
Et puis, allons droit au but, j'aime la vie, voilà ma vraie faiblesse. Je l'aime tant que je n'ai aucune imagination pour ce qui n'est pas elle. Une telle avidité a quelque chose de plébéien, vous ne trouvez pas ? L'aristocratie ne s'imagine pas sans un peu de distance à l'égard de soi-même et de sa propre vie. On meurt s'il le faut, on rompt plutôt que de plier. Mais moi, je plie, parce que je continue de m'aimer. Tenez, après tout ce que je vous ai raconté, que croyez-vous qu'il me soit venu ? Le dégoût de moi-même ? Allons donc, c'était surtout des autres que j'étais dégoûté. Certes, je connaissais mes défaillances et je les regrettais. Je continuais pourtant de les oublier, avec une obstination assez méritoire. Le procès des autres, au contraire, se faisait sans trêve dans mon cœur. Certainement, cela vous choque ? Vous pensez peut-être que ce n'est pas logique ? Mais la question n'est pas de rester logique. La question est de glisser au travers, et surtout, oh ! oui, surtout, la question est d'éviter le jugement. Je ne dis pas d'éviter le châtiment. Car le châtiment sans jugement est supportable. Il a un nom d'ailleurs qui garantit notre innocence : le malheur. Non, il s'agit au contraire de couper au jugement, d'éviter d'être toujours jugé, sans que jamais la sentence soit prononcée.
Mais on n'y coupe pas si facilement. Pour le jugement, aujourd'hui, nous sommes toujours prêts, comme pour la fornication. Avec cette différence qu'il n'y a pas à craindre de défaillances. Si vous en doutez, prêtez l'oreille aux propos de table, pendant le mois d'août, dans ces hôtels de villégiature où nos charitables compatriotes viennent faire leur cure d'ennui. Si vous hésitez encore à conclure, lisez donc les écrits de nos grands hommes du moment. Ou bien observez votre propre famille, vous serez édifié. Mon cher ami, ne leur donnons pas de prétexte à nous juger, si peu que ce soit ! Ou sinon, nous voilà en pièces. Nous sommes obligés aux mêmes prudences que le dompteur. S'il a le malheur, avant d'entrer dans la cage, de se couper avec son rasoir, quel gueuleton pour les fauves ! J'ai compris cela d'un coup, le jour où le soupçon m'est venu que, peut-être, je n'étais pas si admirable. Dès lors, je suis devenu méfiant. Puisque je saignais un peu, j'y passerais tout entier : ils allaient me dévorer..."
Albert Camus : extrait de " La chute" Éditions Gallimard, 1956
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Chute_(roman) https://la-philosophie.com/la-chute-camus