Joseph Roth (1926)
" On lisait encore à cette époque la mauvaise littérature avec autant d'excitation que la sublime, on aurait même voulu voir celle autorisée interdite. On tétait du plaisir dans le livre qu'on lisait et ce que l'on n'avait pas encore lu provoquait carrément de la lubricité. Il n'y avait pas de moment précis, moments de l'année ou de la journée pour la lecture. Tous les temps et tous les lieux convenaient : le gel et la chaleur, la pluie et la clarté, l'ombre d'un arbre, la verte fraîcheur de la forêt, le gris brun crépusculaire d'une arcade et le silence tendu, attentif et soudain brisé de la cage d'escalier, le confort lumineux de la fenêtre et celui sombre du sofa, la chaleur du lit et le cône de lumière jaunâtre de la lampe du soir. Oui, on pouvait même lire en marchant. Fermés, les livres d'école et les cahiers se reposaient dans une passivité réprobatrice ; ce qui était écrit dedans et ce qui devait encore être écrit était inévitable, c'est sûr ! Mais ils n'avaient qu'à attendre ! Ils avaient le temps, le temps qui pouvait changer si étrangement leur ampleur, car le livre engloutissait les heures, non le temps n'avançait pas, il disparaissait simplement. Sur le papier pâle tombaient les ombres du crépuscule, le soir se mettait à souffler sur le livre. Le fermer de plein gré était une singulière torture. On se bouchait les oreilles avec les mains, on se faisait des œillères, il n'y avait qu'une seule direction pour l'attention : la feuille imprimée, le but était sous nos yeux. Mais on le sentait aussi nous tisonner dans le dos, en quelque sorte."
Joseph Roth : extrait de "Poème des livres disparus et autres textes" Éditions Héros-Limite, 2017