La tradition védântique stricte (Shankara lui-même, etc.) prétend que oui. Et selon la plupart des approches, le renoncement extérieur est une condition nécessaire de l'éveil spirituel, même s'il ne suffit pas.
Une exception est le Yoga selon Vasishtha, une sorte de Mille-et-une-nuits de l'éveil. A l'origine, ce texte immense se veut spirituel et non religieux, indépendant et autosuffisant. Il transforme par la simple lecture et par la réflexion. Et surtout, il n'exige pas un renoncement extérieur. Selon Vasishtha, le lâcher-prise intérieur est seul essentiel.
Mais il existe encore une sorte de version tantrique du Yoga selon Vasishtha, la "section sur la connaissance" du Secret de la Déesse Tripourâ.
Son chapitre XVII raconte l'histoire du roi Janaka. Ce personnage incarne, dans la tradition, l'éveil accessible en dehors de tout renoncement extérieur. Il apparaît dès la Brihad Âranyaka Upanishad, l'un des plus ancien texte d'éveil, si ce n'est le plus ancien. Depuis, différentes traditions racontent son éveil selon leurs présupposés.
Dans le Secret de Tripourâ, Janaka raconte lui-même son éveil (78-107) : c'est une nuit d'été, chaude donc. Il se rafraîchit au clair de lune dans un jardin royal doté de tous les conforts. Allongé sur une couche moelleuse, il enlace son amante et tout son corps ressent les effets de l'ivresse (madirāmadaghūrṇitaḥ). Il n'est donc assez éloigné de l'état de pureté idéale que l'on imagine. Non seulement son corps est dans un mélange de tamas et de rajas, mais encore son intellect (buddhi) est complètement enivré d'alcool, il est en plein vertige, ses membres se balancent et, pour couronner (!) le tout, il est excité et attaché, au propre comme au figuré, à une femme. Il est l'antithèse du candidat à l'éveil selon Shankara et Patanjali. Pas une once de sattva en vue.
Or, à ce moment passe dans le ciel un escadron d'éveillés (siddha) qui chantent la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), l'essence de la non-dualité (advaita-tattva). Il les écoute négligemment, puis il lui suffit d'y réfléchir (vicâra) pendant 24 minutes pour atteindre l'éveil. Puis il reste 48 minutes dans un état sans pensées (nirvikalpa-dhyâna).
Malgré son état embrumé, son intellect est donc apte à écouter, à comprendre et à méditer en profondeur, trois étapes traditionnelles vers l'éveil (bodha).
Cependant, son éveil n'est pas complet : en émergeant de son état sans pensées, il aspire un moment à y replonger à jamais. Il se sent prêt à renoncer à tous ses plaisirs royaux, voyant qu'ils ne valent rien à côté de l'infini plaisir de la conscience.
Mais il poursuit sa réflexion et il réalise que cette idée est stupide. En effet, si tout est conscience, à quoi bon maîtriser le mental ? En quoi l'absence de pensées pourrait-elle révéler la Lumière qui révèle cette absence ? En quoi la présence de pensées pourrait-elle cacher la Lumière qui les révèle ? Et en quoi la maîtrise d'un seul esprit, le "sien" pourrait-elle changer quoi que ce soit, puisque les autres esprits ne seront pas maîtrisés pour autant, alors que tous baignent dans la même et unique conscience !
Dès lors, il comprend que l'éveil n'est rien d'autre que cette profonde compréhension qui ne dépend pas d'un état particulier et il est "libre en cette vie même" (jîvan-mukta) car il a reconnu la liberté absolue de la conscience. Il ne l'a pas atteinte, mais il l'a simplement reconnue en mettant fin aux croyances erronées.
Le commentateur de ce texte apprécié par Ramana (sans que ce dernier n'adhéra jamais complètement à sa doctrine) est généralement assez juste. Il a conscience que le Secret de Tripourâ enseigne une doctrine de l'éveil différente de celle du Vedânta, car le Vedânta soutient mordicus que la conscience de la dualité est absolument incompatible avec la conscience du Soi, tandis que la Reconnaissance (que notre commentateur cite et connaît) affirme que l'expérience de la dualité est parfaitement compatible avec celle de l'unité, et que c'est d'ailleurs en cette harmonieuse réconciliation de la dualité avec son fond d'unité que consiste la véritable non-dualité et la libération en cette vie même.
Toutefois, on sent ce commentateur (originaire d'un village de l'Andhra au XIXe siècle) hésitant face au récit de Janaka. Il explique son éveil si singulier par "les traces des vies antérieures". Mais ça n'est pas ce que dit Janaka, qui explique plutôt son éveil par la supériorité de son intelligence. Et cette supériorité elle-même s'explique par la liberté de la conscience : aucun moyen ne peut servir à l'éveil, car seule la conscience s'oublie, et elle seule peut se réveiller, elle-même par elle-même.
Selon Abhinavagupta et le Secret de Tripourâ, seule la raison (tarka) est utile. Pour "atteindre" l'éveil, seule compte la capacité de réfléchir par soi-même, c'est-à-dire selon la raison, laquelle est "un aspect" de la conscience elle-même.
C'est pourquoi, selon Abhinavagupta et la Reconnaissance, le yoga, les rituels et les pratiques ne servent à rien. Ce ne sont là que des concepts et des images inertes, privés d'énergies, la seule énergie étant la conscience. C'est la conscience qui anime ces pratiques. Mais l'ordre inverse est impossible : elles ne peuvent animer la conscience, puisque la conscience est déjà leur âme.
Abhinavagupta se moque donc de ces doctrines de l'effort et il célèbre une approche en douceur, élégante et intuitive. D'ailleurs, comme je le suggère dans mon précédent billet, Abhinavagupta était un proche du roi du Cachemire, et ça n'est sans doute pas un hasard si, dans cette histoire de l'éveil de Janaka, c'est aussi d'un roi dont il s'agit. De Janaka au râjânaka Abhinava, la consonance est-elle une coïncidence ?
Abhinavagupta se défie du bétail des esclaves (pashu) des religions, des religieux et des commerçants, ainsi que des bureaucrates. Seul compte à ses yeux la grâce, c'est-à-dire la liberté, l'autonomie, et les arts. Quand il décrit des rituels, c'est toujours avec un regard critique.
Abhinava se moque non moins de ces yogis desséchés, devenus insensibles à force de sâttvitude et de pétrification répétés. Ils sont devenus des machines, privées de la beauté de la conscience, source de beauté et jouissance dans la beauté. Car n'est-il pas vrai, comme l'enseigne Diotime, que "c'est dans la beauté que l'on devient fécond" ?
A l'opposé, le roi Janaka, incarnation du raffinement et de l'esprit de goût, se réveille alors même qu'il est sous l'emprise de l'alcool, sans doute le vin, en lequel Abhinavagupta reconnaît "Dieu sous forme liquide" et capable de liquéfier les inhibitions dans lesquelles la conscience s'est empêtrée. Abhinavagupta ne prône certes pas la vulgarité d'une ivresse de compensation, d'une ivresse de fêtard. Mais il voit dans le vin une substance divine, presque médicinale, une manifestation de la conscience qui peut servir de voie vers l'éveil, ou du moins d'auxiliaire (anga), au contraire des pseudo-auxiliaires de Patanjali, dépassés par la raison, seule véritablement utile dans le yoga (tarkam yogângam uttamam).
Et l'amante ? La femme, selon Abhinavagupta, n'est pas une ennemie, ni un objet de puissance. Non, dans le chapitre XIX de son Illumination des tantras, il affirme que la femme atteint bien plus vite l'éveil, pour une raison simple : elle porte en elle la puissance créatrice de la conscience sous une forme plus évidente, à savoir, le pouvoir de procréation qui se manifeste chaque mois. Tandis que l'homme possède la conscience, la vie, mais sans ce pouvoir de créer la vie dans son propre corps. La femme est donc, en ce sens, différente de l'homme, mais aussi supérieure à lui. Voilà pourquoi, dans sa tradition, une femme seule peut initier, tandis qu'un homme ne peut initier qu'en compagnie d'une femme. Mais la tradition Kaula dont se réclame Abhinavagupta est bien éloignée des traditions Kaulas qui existent aujourd'hui, entre occultisme vulgaire et intellectualisme mortifère.
Je vous conseille de lire ce récit de Janaka dans la traduction de Michel Hulin, aux éditions Fayard.