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Le Grand Marché, ça marche à l'essence, mais sans bon sens

Publié le 28 janvier 2020 par Anargala
Le Grand Marché, ça marche à l'essence, mais sans bon sens

La plupart des groupuscules spirituels, des mouvements, des traditions, des cénacles, des maîtres, comme vous voudrez les appeler, dénigrent la pensée, l'intellect, les livres, la connaissance en général, l'esprit critique, le questionnement, le doute.

Il existe pourtant des traditions qui mettent en valeur l'intellect. 

En Europe, je pense au grand platonisme, depuis Socrate (au moins) jusqu'à nos classes de Terminale. 
En Inde, il y a le Vedânta, où le respect du au maître ne se traduit pas toujours par une acceptation aveugle de ses paroles. Ainsi Sureshvara critique certaines positions de Shankara ; sur certains points du moins, comme l'accès des femmes au Vedânta ou la question du renoncement extérieur, il prétend améliorer l'enseignement. 

De manière générale, les enseignements spirituels de l'Inde se sont toujours présentés comme des dialogues, des réponses à des questions et, plus précisément, comme des solutions à des doutes ou des craintes (shankâ). N'importe quel lecteur de cette littérature le constate.

Or, cette dimension essentielle a disparu aujourd'hui. Elle a certes toujours été menacée, car quel groupe ne craint pas l'effet dissolvant de la pensée critique ? Quelle autorité ne voit pas d'un mauvais oeil un intellect bien formé, capable de discrimination ?

Aujourd'hui certes, on met en scène des dialogues, parfois appelés "satsang", un peu abusivement. Car les réponses et souvent, les questions, y sont faites à la l'avance, attendues, ce sont des stéréotypes. Ces questions, ces doutes apparents, ne sont que des occasions de recevoir "au-delà du mental" une mystérieuse transmission d'énergie.

Combien de fois ai-je observé des gens venir m'écouter et qui, en fait, ne m'écoutaient pas du tout ? Ils restent assis en lotus, face à moi, les yeux fermés, l'air absorbé. Je suis ravi d'avoir des auditeurs si recueillis. Ça me change du lycée. En apparence. Car à la fin, quand ces gens viennent me voir pour me confier qu'ils ont ressenti tel ou telle "énergie" émaner de moi ou de je-ne-sais-quoi, je réalise que je me faisais des idées. Le malentendu est total. Ainsi, je me retrouve perplexe face à untel qui me dit : "j'ai bien senti que tu travaillais sur les plans subtils, sous la surface de ce que tu disais ; mais pourquoi tu restes au deuxième chakras ? Pourquoi tu montes pas au troisième ? Alors du coups je t'ai aidé, hein, mais discret quoi". Ah. Merci. 

Bien sûr qu'il y a un au-delà des mots. Par exemple, il y a le sens des mots. C'est là une banalité. En revanche, reléguer un discours à l'arrière-plan au nom d'une soi-disant "énergie" ("ça schtroumphe ? -Oh oui ça schtroumphe ! J'ai senti un très beau niveau de schtroumph. Oui, ça c'est sûr, ça schtroumphe puissant, quelle chance de schtroumpher comme ça !" etc.), n'est-ce pas une astuce pour ne pas entendre certaines vérités qui pourraient déranger ? N'est-ce pas une façon de réduire la souffrance que pourrait entraîner une remise en question ?

Et donc, il y a plein de dialogues, en apparence. Et il y a une réalité sous-jacente, qui n'est pas de l'ordre de la schtroumpherie, mais simplement de la rhétorique. Les questions posées sont des questions rhétoriques. Une question rhétorique est une question dont on n'attend pas de réponse, mais un autre effet, le cas le plus courant étant la question "Comment ça va ?" Bien sûr, personne ne veut d'une réponse littérale. Le but de la question est de commencer une séquence sociale (genre "ta voiture dérange ; tu peux la bouger ?"), pas une confession. 

C'est pareil dans le satsangs. Les questions ne sont que des prétextes. Sur le plan intellectuel, il ne se passe rien. C'est juste une façon de rentrer en contact et de montrer sa soumission, de s'intégrer à un groupe ou de s'évaluer, comme des chiens qui se reniflent. Les chiens ne sont pas là en train de se sentir comme on sent des parfums chez Sephora. Le but est social. Pareil dans les satsangs. D'ailleurs, peu importe le flacon... "Je ne comprends rien à ce qu'il dit ! Mais son énergie, oh la la..." 

La structure sousjacente est sociale, économique, commerciale. D'ailleurs, dans le Nuage (le développement de "moi-m'aime"), peu importe le message. Certains disent "vive moi, je crois en moi !" ; d'autres clament "il n'y a personne, aucun moi !", mais le fond est le même : "Sors de ton mental ! Crois en moi ! Ne réfléchis pas, ressens ! Dis ton senti, ne dis rien, laisse-faire, laisse-moi faire". 

Et ce qui compte plus encore que les mots, c'est le ton, l'ambiance. De toute façon, la plupart des clients ont une cervelle de bigorneau et le vocabulaire qui va avec. Et c'est fait pour. C'est comme avec les chiens et les chats. Le medium est bien plus important que le message. 

Et dans ce monde de l'ultra-flexibilité, dans ce véritable paradis macronien, la seule vérité exacte qui demeure est celle des tarifs. Des contrats.

Pour le reste on est sommé de rester "ouvert", "dans le coeur", "en conscience", car "à chacun sa vérité", etc. Comme dans n'importe quel supermarché. Le gérant se fout de vendre des produits contradictoires ou mensongers, du moment que tous le monde passe à la caisse. Et il fait passer cette profonde immoralité pour de la tolérance. Dans le monde du Marché, chacun peut ressentir/consommer comme il sent ! Venez à moi petits mollusques ! Tout est relatif, chacun pour soi. La seule rationalité qui reste dans la spiritualité est celle du Marché. Pour le reste "selon moi, de mon point de vue, personnellement, évidemment, je ne chercher pas à convaincre/transmettre, l'humilité c'est important (comme me l'ont transmis mes Maîtres Atlantes), il n'y a que le présent, le percept, le senti, l'énergie, sans passé, sans mémoire, sans référence, sans choix". Juste, avant le 15, ce sera moins trente pour cent. En chèque ? Bah, en liquide, c'est mieux... enfin, avec le coeur et en conscience, bien entendu. Mais ne soyons pas négatif. Le chômage baisse, paraît-il. Et le Nuage gonfle.

Et le Nuage, tel le Brouillard de Stephen King, a englouti jusqu'au shivaïsme du Cachemire. Limpide, parlant sans parler, discours intello mais bien anti-intellectuel dans l'air du temps, ce Nuage cachemirien fait feu de tout bois, hypnotise sans vergogne, et vend du miel "originaire de pays hors de l'EU". Du sucre, donc. Pas du miel. Quelques pourcents, au mieux. Mais comment faire la différence ? Et, quand on est accro au sucre, que s'en foutre ? Peu importe le faucon, pourvu qu'on ai le chat ? 

Le shivaïsme du Cachemire est-il devenu un yoga, un massage, une danse, et surtout, une variante du développement personnel, avec son catéchisme anti-intellectuel dans sa forme la plus orthodoxe. 

Carrefour du Cachemire, Leclerc du Laisser-faire, Lidl de Mysore, Naturalia version Nâth, Yoga Leader Price, Ayurveda des Robinsons, Intermarché du Pouvoir Instantané, Mon Casino Non-duel, Ma Collection Arlequin avec option massage et pelotage, Mon Veolia à Moi de la purification des mémoires cellulaires : innombrables variantes du même produit. Hydre aux mille visages. On coupe une tête, mille repoussent. 

Soi-disant "initiatique" ou commercial décomplexé : dans tous les cas, il faut laisser son bon sens à l'entrée. 

Pourtant, le Vedânta est une tradition de réflexion, de discrimination. Pas de yoga du ressenti pour ressentir. Encore moins pour faire de l'argent.

Pourtant, le shivaïsme du Cachemire est une tradition de yoga... de la raison. Tarkam yogângamuttamam : "le suprême auxiliaire du yoga, c'est la raison", dit Abhinavagupta. 

Mais le Marché corrompt tout. Tel un compost fou, telle une pourriture, il transforme tout, il digère tout. Il est à la culture ce que l'Oeil unique est au Feu secret (pour celles et ceux qui lisent Tolkien).

Je ne pas sûr de savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais là-dedans, mais je reste perplexe.

Et vous ?

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