Comment est – il possible de concilier l’instantanéité des prises de vue dans l’urgence du reportage de guerre et une composition de l’image en apparence très construite ? Voilà pourquoi deux photographies, la Madone de Benthala et La piéta du Kossovo m’ont longtemps fascinée. Autant les prix Pulitzer de Nick Ut (Vietnam 1972 ) et Kevin Carter ( Soudan 1993) (1) ou même Mort d’un soldat républicain de Robert Capa sont à l’évidence prises sur le vif, autant la Madone de Benthala et la Piéta du Kossovo, en raison de l’apparente construction de l’image, renvoient à cette énigme de leur saisie.
L’histoire des deux photographies, déjà certes très abondamment commentées, donne des éléments de réponse.
Journaliste de terrain, Hocine Zaourar travaille en Algérie pour l’AFP. Le lendemain du massacre de Bentalha, le 23 septembre 1997, il veut réaliser des clichés des victimes dans des hôpitaux. A l’entrée de l’hôpital de Zmirli, il photographie une femme effondrée en proie à une vive douleur. Il envoie une pellicule de plusieurs clichés à l’AFP. L’un d’entre eux est sélectionné et même recadré sans que l’auteur en soit informé. Sur le cliché initial un groupe d’homme apparaissait sur la gauche. Le lendemain, la photo, qui ne montre plus que deux femmes, est publiée dans une centaine de journaux avec comme légende, La Madone de Benthala. Le prix World press lui est attribué en 1998. Mais la presse algérienne pro – gouvernementale accuse le photographe de falsification de l’image. Une rumeur circulait, selon laquelle cette femme aurait perdu ses huit enfants, ce qui faisait d’elle le symbole de la mater dolorosa, de la piéta. En réalité elle n’a pas d’enfants mais vient d’apprendre la mort de son frère, sa belle sœur et sa nièce. Le photographe est menacé de mort et doit se cacher. Il y a à la fois une manipulation symbolique qui transforme cette femme en symbole universel de la douleur et une instrumentalisation politique. Hocine Azouar est accusé d’avoir mis en scène cette photographie mais il semble bien qu’une image, prise par un autre photographe, en même temps sous un autre angle, confirme qu’Hocine a bien capté ce cliché sur le vif.
L’histoire de cette photographie est importante car elle marque une rupture dans l’évolution du photojournalisme.
Ce cliché donne en réalité très peu d’informations concrètes sur cette femme, sur les circonstances de l’évènement, sur le lieu où il se déroule car le recadrage décontextualise l’image et lui confère une forme d’universalité, une dimension symbolique. Il transforme cette femme en allégorie. La photographie, dans son esthétisation du malheur, possède indéniablement une puissance iconographique qui n’échappe pas aux abondants commentaires. De nombreuses comparaisons sont évoquées avec Le Caravage, Poussin, Mantega. Sa bouche ouverte dans un cri fait écho aux bouches béantes de Munch, de Bacon, de Guernica de Picasso.
A peu près à la même époque, en 1990, une autre photographie, baptisée la Piéta du Kossovo, a un retentissement équivalent. C’est une image en couleurs prise par Georges Mérillon, photographe de l’agence Gamma, dans un village du Kosovo le 29 janvier 1990 lors de la veillée funèbre de Nasimi Elshani, tué lors d’une manifestation pour l’indépendance du Kosovo. L’image n’est publiée que quelques mois plus tard au printemps 1990 dans L’Express et dans Le Figaro magazine. Et là aussi, on pourrait croire, à cause de la composition et de la gamme colorée, que c’est une peinture.
Cette photo qui reçoit également le prix World press, ne fait pas l’unanimité. On lui reproche de mettre la compassion au premier plan plus que l‘information et aussi, une certaine esthétisation du malheur.
Bien que cette photographie documente un deuil musulman, la référence à la Piéta renvoie à une iconographie chrétienne et plus précisément à un tableau du Caravage, La mort de la Vierge.
Ces photos, toutes deux lauréates du Prix World Press, ont touché un large public parce qu’elles font écho à la tradition iconographique et aux codes symboliques du monde occidental. Elles sont devenues des icônes. Dans la mémoire du public, elles cristallisent la trace d’un moment d’actualité en Algérie et au Kossovo. C’est ce que Vincent Lavoie appelle des« images- monuments ».
Elles transforment les codes visuels de l’image de presse. C’est une autre forme de témoignage. Cette mutation intervient dans le contexte de la crise du photojournalisme qui sévit dès la fin des années soixante-dix et l’évolution économique du secteur liée, entre autres, à la concurrence télévisuelle. Désormais, ces photographies ont leur place sur les cimaises des musées et des centres d’art contemporain. Elles passent du statut de photo de presse à celui d’œuvre d’art. C’est un tournant du photojournalisme, désormais considéré comme du documentarisme d’auteur.
Dominique Brebion
(1)
On peut aussi retrouver le tragique dans la photographie, par exemple dans une photo célèbre de Nick Ut, couronnée par le prix Pulitzer. Le 8 juin 1972, Trang Bang, Sud-Vietnam. Kim Phuc a 9 ans quand un avion sud-vietnamien largue sur son village des bombes au napalm. Nick Ut a 19 ans et vient de remplacer son frère, reporter de guerre, tué dans l’exercice de sa profession. Après la prise de vue, il s’arrête et tente de réconforter la petite fille gravement brûlée, dont le pronostic vital sera longtemps engagé. Néanmoins , elle a survécu et iles sont restés en contact.
Une autre photo, captée par 1993, par le photographe sud-africain Kevin Carter dans le village d’Ayod, dans le sud du Soudan (l’actuel Soudan du Sud), couronnée également par le Prix Pulitzer exprime le tragique. On y voit un enfant soudanais famélique, affreusement affaibli, qui ne parvient même plus à se déplacer. Derrière lui, un vautour semble guetter le moment où il pourra se jeter sur sa proie, prostrée et trop frêle pour se défendre. Après la prise de vue, le photographe décide de chasser l’animal avant de s’éloigner de la scène. L’enfant a pu regagner le centre de secours mais on ne sait pas s’il a survécu. Le prix Pulitzer, extrêmement prestigieux, symbole de la reconnaissance de la profession pour son travail, s’accompagnera d’une pluie de critiques acerbes. Toute une partie du public et de la presse américaine reprochera au photographe un prétendu manque d’éthique. Quelques mois après avoir reçu son prix Pulitzer, Kevin Carter se suicide.