L’ouvrage de Bessora, La Dynastie des Boiteux, Zoonomia est un ouvrage trop dense pour être résumé en quelques lignes. Il se propose de revisiter l’époque positiviste afin d’étudier les questions raciales, de « classification des espèces ». Riche, profondément bien écrit, il amène le lecteur dans une lente et progressive initiation.
1 1. Lire le texte Bessoraen
Je lis la première partie de La Dynastie des boiteux de Bessora, livre publié chez Le Serpent à Plumes, en 2018. Un livre qui s’ouvre avec cette citation du livre biblique de Michée : « En ces jours-là, dit le Seigneur, Je rassemblerai celle qui était boiteuse, et Je réunirai celle que j’avais chassée et affligée. »Me voici donc ici entrée dans un ouvrage présenté comme une fresque historique, et qui m’intriguera tout au long de ma lecture. Je vais partager mes impressions de la première page à la page 173. J’entreprends donc un compte-rendu fait de thèmes relevés ici ou là en fonction de leurs récurrences ou des interprétations que je penserais rapprocher de l’auteure.
2. Impressions fugaces et sans doute futiles
Ma première impression est à l’honneur de Bessora. Comme toujours, l’auteure de 53 cm[1]nous montre une parfaite maîtrise de la langue. Cette dernière virevolte sous sa plume avec la dextérité d’un agile escrimeur. De fait, je remarque l’obsession pour l’univers naturaliste, sans doute forcée par une trame engagée au sein des années 1846. Je lis aussi, plutôt contrariée, tout au long, une métaphore filée d’animaux censés représenter les personnages que sont à ce stade de ma lecture liminaire : Johann, le héros ( ?) ; Juliette (la morte trop tôt, qui était-elle donc ?) ; Jean-Marie (le père)[2].Je relève aussi cette volonté obscène de vouloir percer à jour l’intériorité du jeune Johann, par cet insistant « tu » qui devrait nous convaincre de la focalisation omnisciente du narrateur.Le « regard zoologue » (page 13), ne quittera jamais l’auteure[3], tout comme cette passion pour l’origine, les races, la zoologie, le naturalisme et ses parangons. Autant que ces impressions déjà relevées, me saute aussiaux yeux le parallélisme ou la dichotomie permanente (l’auteure est obstinée) de deux mondes, qui ne se joignent que pour mieux dire leurs différences. Ma difficulté (et c’est peut-être là où je peine à lire cet ouvrage) vient du fait que je ne parviendrai pas vraiment à voir le sarcasme ou toute autre (disons-le ainsi sans craindre les foudres) défense des horreurs de la science positiviste du dix-neuvième siècle. Mon mal à cerner la position de Bessora me viendra sans doute des paroles mêmes des personnages qu’elle crée. Ceux-ci ne portent que la voix du dominant, du blanc, de l’occidental. Les noirs, les métis (Johann, lui-même), encensent cette parole blanche qui n’est jamais vraiment contestée (à ce stade de ma lecture). Les termes à l’endroit de cette culture blanche sont positifs, tandis que des mots négatifs, dévalorisants, se comptent par centaine à l’endroit de ceux qui sont non blancs.
Bien sûr je comprends que ces champs lexicaux contraires sont là pour dire la confusion du jeune héros. Venu en métropole pour se faire reconnaître d’un père blanc, blond aux yeux verts, le jeune héros semble entendre que l’acceptation de son père et l’acceptation dans son milieu indiquent forcément un nihilisme et une dégradation de son être noir. Johann est métis, ou plutôt quarteron car sa mère est une mulâtresse. Son ethnicité ambiguë parvient à le faire se mêler à la bonne société (lorsqu’il est admis au sein de la demeure paternelle, sous la houlette de la sulfureuse Juliette).Quel est donc le propos de cet ouvrage ? Quel est l’intérêt de le lire de nos jours ?
3. Quelques intérêts perçusLe premier tome de La Dynastie des Boiteux propose l’intérêt premier de nous rappeler une époque. Cette époque où la science avait pris des chemins de traverses ardus, dangereux, qui avaient souvent pour but de catégoriser les individus[4]. Cet ouvrage reconstitue admirablement une époque avec des personnages qui nous édifient. Leurs propos habitent l’esprit et le regard de ce temps, avec une telle candeur que le lecteur en excuse leur totale violence.Par la conception d’une mulâtresse d’avec un blanc, l’auteure ravive le débat sur ces crimes commis dans les plantations, et ces rapports souvent commis par l’erreur, l’obligation, la domination. Cette réalité raciale est présente tout au long de cette première partie du tome 1, et parle de la position singulière, doublement meurtrière des métis ou des personnes issues des mélanges ethniques. Cet écartèlement entre plusieurs mondes se voit chez Johann par son obsession à vouloir tuer du gorille et donc devenir un explorateur en Afrique. Son envie secrète est de tuer ce gorille auquel il se croit affilié de par sa mère, car il est dit « ne pas être totalement homme »[5].Dans ce musée où il aidera souvent, il s’émouvra de constater un ordre quasi divin : « chacun était ici à sa place, dans le respect de son rang et de la position des autres. [6]» Car c’est cela que recherche Johann, à connaître clairement sa position à l’échelle humaine. Est-il un homme ou ne l’est-il pas ?Le regard de l’auteure semble obliquer soudain entre l’écriture romanesque pure et un témoignage historique (sans doute pourquoi l’on parle de fresque historique). L’auteure ici nous amène face aux contradictions d’une époque sournoise, et évoque même le cas de la Vénus Hottentote (page 43).4. La paroleLa parole libre intervient au travers d’un être fantastique, une créature empaillée ayant la faculté semble-t-il de connaître l’Histoire et de quitter les espaces et le temps[7]. Ce « spécimen » parlera à peu près avec leton libre de tout préjugé, avec simplement la force du constat. L’écriture de cet ouvrage est linéaire, quasiment sans intrigue. Les personnages s’ennuient et ne semblent pas vivre du tout. Une parole fugace sort de temps en temps de leurs lèvres conditionnées, tandis que l’auteure, inlassablement, décortique leurs mouvements et leur intérieur.Le livre est donc parfois lourd, scolaire. Il nous présente une classification difficile à relire et à réapprendre, celle de l’Homme, du métis ensuite, puis de l’esclave (les noirs). Il évoque la nature des zoos humains, ces sorties appréciées de plusieurs, à l’époque.Au finalL’ouvrage de Bessora honore le lecteur d’un travail suivi et ardu. Même si la linéarité des événements ( ?) conduit à penser à l’écriture à partir d’un journal ou carnet de voyages. L’insistance de la tare odorante de certains personnages dont le héros, conduit uniquement à certains ennuis dans l’expérience de lecture.Une insistance dans la critique sur le noir et la sacralisation du blanc tend à donner une impression de favoritisme à l’endroit des derniers. Cependant, en observant clairement, l’écriture ne souffre d’aucun parti pris, il relate avec scientificité les éléments passés. De la même manière que Bessora évoque une science boulimique et chronophage, elle essaie de faire preuve de la même distance vis-vis des événements, et laisse ses personnages exister dans la contradiction de leur temps. Des dates sont données, celle de la Réforme, de 1731, 1808 et 1830. Ces dates permettent de voir les limites d’un texte, et rappellentla densité de ces moments historiques évoqués ou suggérés. Je pense qu’il faudrait des thèses pour comprendre le premier tome de Bessora, et à peu près le même type d’investissement pour le second. Et cela à cause de la force et de la pertinence des thématiques qu’elle propose.La lecture vaut le détour, mais l’ouvrage reste cependant plutôt du goût de ceux qui adorent les thématiques exigeantes, les sujets sensibles, et surtout une écriture lente et introspective.Un article de Pénélope Zang Mbapour le blog Chez Gangoueus
[1] Ouvrage paru en 2001, chez J’ai Lu.[2] Je m’abstiens de citer ici les Wilson, et tous les noirs qui parsèment le texte, dont l’inutilité est perçue par la sémantique qui les engage.[3] Je crois pouvoir dire que dans ce texte le narrateur et l’écrivain se confondent.[4] On se rappelle des sciences comme la craniologie, la taxidermie, la paléontologie, le naturalisme, sciences très en vogue à l’époque.[5] Comme le montre la réaction que le héros a en observant les êtres empaillés du musée où il travaillera. On parle de « savants classificateurs », page 35, Le Serpent à plumes, 2018.[6] Page 40.[7] À la place 97 il est appelé Mathusalem.