Magazine Culture
Nina Bouraoui n’est plus la jeune femme qui publiait, en 1991, La voyeuse interdite, quand elle avançait masquée. Elle a, depuis, assumé sa sexualité comme sa double culture française et algérienne. Et elle ne l’a peut-être jamais fait aussi clairement que dans ce roman à forte teneur autobiographique, Tous les hommes désirent naturellement savoir. En chapitres brefs, elle découpe sa vie en quatre temps : « Devenir », « Se souvenir », « Savoir » et, plus tardivement dans le livre, « Etre ». Le jeu entre ces verbes tient d’un conflit auquel seule l’écriture apporte l’armistice. « J’écris pour être aimée et pour aimer à l’intérieur de mes pages », affirme-t-elle. Ainsi que : « la beauté habille la vérité. » Le passé revisité avec une scrupuleuse honnêteté fournit les clefs d’une existence parfois déchirée entre différents pôles aujourd’hui réconciliés, ce qui fait le charme de cet ouvrage.
Vous parlez de l’homosexualité comme d’un destin, par opposition à ce qu’aurait pu être une expérience. Est-ce à dire que vous vous sentiez prédéterminée ? Oui je parle de destin comme je pourrais parler d’occupation : occupation d’un état naturel. Ce n’est pas une expérience, comme l’hétérosexualité n’est pas une expérience non plus. Quitter la norme demande du courage et de la force. Dans ce sens j’ai aussi voulu parler de destin, de trajectoire, de processus et enfin de combat. Il ne faut jamais, jamais oublier qu’un adulte homosexuel a été un enfant puis un adolescent homosexuel. Mon livre rend hommage à cette enfance-là, à cette jeunesse-là. A la différence. Aux minorités. Aux fragiles. Mon propos est universel. J’ai écrit pour ceux que l’on ne veut ni comprendre ni considérer.
Le roman met en évidence le désir d’amour, et peut-être même le désir du désir, plutôt que son accomplissement, sauf à la fin. La frustration est-elle créatrice ? Quand j’ai commencé, à l’âge de dix-huit ans, à fréquenter le Katmandou, club réservé aux femmes, j’ai très vite compris que l’amour et le désir possédaient une sorte de dimension « politique ». Aimer et désirer n’étaient pas seulement aimer et désirer. Il y avait là le moyen d’être soi, de s’affirmer. Tous les milieux sociaux se mélangeaient, au nom de cet amour et de ce désir commun – cela bien évidemment ne voulait pas dire que l’on s’entendait bien. Mais soudain je faisais partie d’un groupe, d’une « famille ». Hors norme, j’intégrais ma norme à moi avec pour drapeau l’amour. Cet enjeu amoureux rendait les femmes électriques à vrai dire. Il y avait une tension à devenir ce que l’on est par le simple fait d’aimer et en effet le désir du désir devenait encore plus grand que le désir lui-même. Et n’oublions pas que nous étions au cœur des années 80, en pleine explosion du Sida.
Il y a de la honte, même si ce n’est pas exprimé de cette manière, dans le fait de se savoir différente. Et de la fierté au moment où la narratrice assume cette différence. Le basculement entre les deux moments dans la vie correspond-il à une évolution vers une écriture plus libre ? Oui je dis souvent que j’ai été victime de ma propre homophobie. La jeunesse déteste la différence. Etre jeune, c’est appartenir ou désirer appartenir au groupe le plus fort, le plus en vue. La jeunesse adore la meute, les bandes, les clans. J’avais si peur d’être différente. Si peur d’être enfermée dans ma solitude. Mais cette peur et parfois cette honte m’ont fait devenir un écrivain. L’écriture a été mon salut. C’est triste, mais j’ai souvent pensé, à 20 ans, « si j’arrive à être publiée, on me pardonnera mon homosexualité ». Je revisite mes thèmes de prédilection, l’identité culturelle et amoureuse, à la cinquantaine sans honte, différemment, je sais que le combat n’est pas achevé. La liberté de parole est de plus en plus grande, c’est bien, chacun peut affirmer, dans nos sociétés, qui il est, mais en réponse je trouve la parole de haine elle aussi de plus en plus grande. Les manifestations après le Mariage pour tous en sont le meilleur exemple. J’ai été très triste et très en colère. Nous avons été humiliés, parfois par des enfants qui répétaient les mots de leurs parents. Je trouve cela assez effroyable et dangereux. La tolérance s’apprend. Les parents ont un devoir d’ouverture et de douceur, elle est là, la transmission.
La question de l’appartenance à deux cultures, sans que l’une l’emporte vraiment sur l’autre, serait l’autre axe du roman ? Je désirais, au début, écrire un livre sur ma mère, et très vite je me suis heurtée à l’impossibilité d’écrire sur ma mère : ce livre est aussi un livre sur la liberté et sur la connaissance. Nous ne savons pas de quoi nous sommes faits. Nous sommes les héritiers d’une histoire qui n’est pas la nôtre ; de fantasmes qui ne sont pas les nôtres. Toute notre vie nous cherchons à approcher la vérité sans l’étreindre vraiment. Evoquer ma double culture c’était rendre hommage à ma mère, cette Française qui arrive après la guerre d’indépendance alors que les Français quittent l’Algérie, qui nous fait aimer (avec ma sœur) notre pays, notre part algérienne, alors qu’elle souffre d’un racisme quotidien. Ma mère admirait l’Algérie. Elle y a travaillé, a appris l’arabe, avait une passion pour son peuple. Nous avons traversé le pays dans sa GS bleue, jusqu’au Sahara. Grâce à elle, j’ai dormi dans le Tassili et le Hoggar à la belle étoile contre les parois des grottes préhistoriques recouvertes de dessins. Mon livre vient de là aussi : j’ai le fantasme du premier homme et de la première femme, je suis certaine que nous portons en nous des traces de leurs peurs, de leur sauvagerie, de leur immense frayeur, de leur combat. Je viens d’une famille de militants. Mes parents, en se mariant en pleine guerre d’Algérie alors que chacun venait du pays opposé, ont eux aussi quitté la norme. Ils ont été courageux.
Entre se souvenir, devenir et être, quelle est la position la plus vraie ? Ou la plus belle ? Je ne crois qu’en la force du présent. Etre c’est la vie qui bat, c’est la création, c’est le cœur, c’est l’amour et nous devons espérer au présent : cela rend l’avenir moins incertain.