Après une décennie marquée par, d’une part, les premiers mouvements de jeunesse générés par la popularisation de la musique rock, puis à l’engagement de cette même jeunesse dans diverses causes (la justice sociale, le pacifisme), 1970 a sonné comme l’arrivée à l’âge adulte des baby-boomers et donc de leurs premières désillusions face aux changements sociaux demandés. Alors oui, la société « avançait », notamment en ce qui concerne l’émancipation des femmes et l’intégration des minorités issues des anciens pays colonisés dans les diverses sociétés occidentales. Malgré tout, face à tout ce qu’il restait à accomplir dans la société, on sent au début de cette décennie que le découragement commence à se faire sentir suite à l’échec du Flower Power.
Musicalement, on est dans la même veine de fin d’époque pour certaines « stars » des années 1960 (on voit ici la séparation d’un groupe et une suite de carrière pour plusieurs personnes) et d’une ère incertaine (d’où l’émergence de la musique métal pour compenser ce qui aurait pu sembler comme étant de la mièvrerie dans la musique rock), mais surtout pleine de morts emblématiques (Bourvil, Janis Joplin, Jimi Hendrix). De nouveaux paradigmes se mettent en place et nous plongent dans des abîmes de perplexité.
MALGRÉ TOUT, JE N’AI PAS SÉLECTIONNÉ :
– Let It Be (parce que clairement, c’est une purge – pas merci, Phil Spector – et que le dernier album enregistré par les Beatles restera toujours ce miracle d’harmonie qu’est Abbey Road)
– McCartney parce certes, Maybe I’m Amazed, mais il s’est loupé sur le générique de Popeye, et ça, ça te nique la réputation de ton album
– John Lennon/ & Yoko Ono/Platic Ono Band parce que certes, Working Class Hero, mais Why. Why, vous me dites ? Baaaaah
– Bitches Brew (parce que j’aime bien Miles Davis, mais dans les années 1950 et les années 1980, et que j’ai du mal à m’y intéresser entre les deux)
– Morrison Hotel (parce qu’il est quand même super bizarre)
– N’importe quel album de Dylan (parce qu’il est devenu un fumiste)
Allez, c’est parti.
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1 – Simon & Garfunkel – Bridge Over Troubled Water (janvier)
Alors on commence au débotté par un quasi best-of d’un groupe en cours de séparation, puisque ce cinquième et dernier album du duo regroupe des chansons dont la plupart est sortie en singles durant toute l’année 1969. Comment expliquer la séparation de ce groupe qui évoluait ensemble depuis 1953 ? Il se trouve que Mike Nichols a proposé à Art Garfunkel un rôle récurrent dans une série qu’il tournant durant l’année 1969. Comme le rôle qui était dévolu à Paul Simon a disparu, cette séparation de huit mois a quelque peu éloigné les deux hommes. Résultat : Bridge Over Troubled Water à peine sorti, les deux hommes annoncent la séparation du duo. Malgré tout, cet album devient l’album le plus vendu à son époque (avant de se faire détrôner par le Dark Side Of The Moon de Pink Floyd en 1973) et obtient le Grammy Award du meilleur album en 1971. Même si la séparation du duo a été effective et que plus aucun album ne fut enregistré par la suite, Simon & Garfunkel se produisent sporadiquement en duo ou font une apparition récurrente dans les concerts de l’autre.
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2 – Crosby, Stills, Nash & Young – Dejà Vu (mars)
Supergroupe monté par quatre musiciens reconnus comme des têtes de con au sein de leurs groupes respectifs (The Byrds pour David Crosby, Buffalo Springfield pour Stephen Stills et Neil Young et The Hollies pour Graham Nash), la formation a déjà produit un premier enregistrement au format trio (sans Neil Young) en 1969. On aurait pu penser à un album chaotique quand on sait la propension des membres à se foutre dessus. Et bizarrement, si tout le monde a eu voix au chapitre avec des sonorités très tranchées, l’album est un bijou d’harmonie folk (parce que chacun est leader de sa chanson et interprète sa chanson). Une fois l’album en boîte, quand il fallut embarquer ce beau monde en tournée, ça n’a pas loupé : Stills s’est frité avec les trois autres et s’en est allé monter un autre groupe. Les trois à quatre membres ont par la suite enregistré tant bien que mal d’autres albums épars entre deux-trois trous de leurs carrières respectives. Mais si les réunions sont à chaque fois un succès musical, elles se terminent la plupart du temps par un pugilat.
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3 – Minnie Riperton – Come To My Garden (avril)
Avant de se faire connaître par son mythique Loving You (1974), où elle expose bien la potentialité des quatre octaves que couvrait sa voix, Minnie Riperton a commencé sa carrière dès 1962, à l’âge de 15 ans, en montant un groupe de filles. Suite à son passage dans le goupe de soul The Rotary Connection entre 1967 et 1970, elle enregistre ce premier album solo qui fut certes salué par la critique, mais boudé par le public. Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir enregistré avec des mecs un minimum talentueux. On retrouve en effet de bons musiciens de jazz comme Phil Upchurch à la guitare et Ramsey Lewis au piano, mais surtout Charles Stepney à la production et Maurice White à la batterie, lesquels fonderont Earth Wind and Fire. Bref, je pense qu’il faut pencher une oreille dessus, parce que ça vaut le coup.
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4 – Barbara – L’aigle noir (mai)
Si elle connut ses premiers succès lorsqu’elle se mit à écrire à 28 ans, vers 1958, Monique Serf, dite Barbara, avait décidé en 1969 de prendre du recul suite à dix ans de succès ininterrompus sur scène. Malgré tout, ce ne fut pas l’occasion d’arrêter sa carrière, puisqu’elle remonte sur les planches dès 1970 pour le spectacle musical Madame qu’elle cosigne avec l’auteur Rémo Forlani. Comme c’est un échec, elle se lance dans l’enregistrement de son onzième album, qui contiendra l’un des plus grands « tubes » de sa carrière. La chanson-titre, bien qu’elle n’eut aucune explication de la part de la chanteuse, fait l’objet de plusieurs analyses : si, au regard de ses mémoires, le psychanalyste Philippe Grimbert y comprend une verbalisation de l’inceste qu’elle a subi, pour Patrick Bruel qui l’a reprise en 2015, il s’agirait d’exprimer son enfance perturbée par le régime de Vichy (puisque sa famille, juive, dut être déplacée plusieurs fois, cachée, séparée… L’aigle noir en question aurait été le symbole du IIIe Reich).
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5 – Black Sabbath – Paranoid (septembre)
Si le groupe de Birmingham mené par Ozzy Osbourne a déjà sorti un premier album éponyme au début de l’année 1970, ce n’est qu’avec ce deuxième album qu’ils contribuent à générer l’émergence chez le grand public du métal. Cet album se distingue en plusieurs points : tout d’abord, des titres comme Paranoid, War Pigs et Iron Man sont devenus de vrais classiques érigés en hymnes par n’importe quel groupe de hard rocker. D’autre part, l’album aborde des thématiques très sombres, entre dénonciation de la guerre du Viêt-Nam, le sentiment de solitude et les effets de la drogue. Enfin, l’album est un tour de force d’expérimentations techniques, entre le chant d’Ozzy Osbourne passé à la cabine Leslie sur Planet Caravan et les divers effets générés par la guitare de Tony Iommi.
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6 – Led Zeppelin – Led Zeppelin III (octobre)
En 1970, le groupe qui a explosé l’année précédente avec ses deux premiers albums et une tournée monumentale s’accorde un petit répit. Robert Plant et Jimmy Page, accompagnés de leurs conjointes et enfant ainsi que de deux-trois roadies, prennent le frais dans le Pays de Galles. Ils en profitent pendant un mois pour écrire ce troisième album, mais aussi de faire quelques réserves pour les albums suivants. Une fois toute l’équipe retapée, le combo enregistre dans un ancien hospice du Hampshire avec le studio mobile des Rolling Stones, puis à Londres. L’album se compose de deux ambiances différentes avec une face A très heavy (et qui s’ouvre avec Immigrant Song) et une face B qui mélange le style zeppelinien avec des phases acoustiques, voie que voulait explorer davantage Jimmy Page. Cette direction artistique a quelque peu désarçonné les critiques, certains comparant déjà Led Zeppelin à Crosby, Stills, Nash & Young, et Jimmy Page a fini par faire la gueule. Le public ne s’y est cependant pas trompé, puisque, dès sa sortie, un million d’exemplaires fut vendu rien qu’aux Etats-Unis.
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7 – David Bowie – The Man Who Sold The World (novembre)
Avec ce troisième album, composé avec l’aide Mick Ronson et Tony Visconti, David Bowie renouvelle ses recherches sur le plan musical. La musique y est moins folk que dans Space Oddity (1969) et plus tortueuse. Ceci est notamment dû aux distorsions de la guitare de Mick Ronson, comme en témoigne la chanson éponyme. Il aborde des thématiques allant de la science-fiction à l’occultisme en passant par la parapsychologie. Si cet album ne contribue pas encore à faire de David Bowie la légende qu’elle deviendra par la suite, il connut un regain de hype lorsque Nirvana reprit la chanson titre lors de son MTV Unplugged du 18 novembre 1993 (quitte à ce que Kurt Cobain planque une pédale wah-wah sur scène pour donner de l’effet à sa guitare, ce qui est contraire au principe de l’émission).
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8 – George Harrison – All Things Must Pass (novembre)
Longtemps éclipsé par John Lennon et Paul McCartney au sein les Beatles – au point que personne n’avait calculé qu’il avait sorti deux albums avant la séparation du groupe –, la surprise était donc grande dans le public quand on a vu qu’il était capable de sortir ce troisième album qui s’avère être un triple album (dans les formats de l’époque, il faut pas déconner, l’album fait à peine 1h10, mais ça suffisait pour en faire un triple album). Ces chansons ont été composées pour la plupart durant les sessions de l’album blanc et de Let It Be : il s’agit pour beaucoup de « déchets » proposés pour être intégrés à ces deux albums. Porté par le tubissime My Sweet Lord, il fut longtemps considéré comme étant le meilleur album d’un Beatle en solo, se payant le luxe d’être n°1 au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Produit par Phil Spector, se sont invités les meilleurs amis de George Harrison, à savoir mon Rico qui a ramené tout Derek and the Dominos, Ringo Starr, Billy Preston, mais aussi un percussionniste débutant qui s’appelle Phil Collins, quand Macca a été obligé de faire son disque tout seul comme un con.
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9 – Cat Stevens – Tea For The Tillerman (novembre)
Quatrième album de l’artiste britannique qui a alors 22 ans, c’est son deuxième album sorti en 1970 après Mona Bone Jackon qui contient My Lady D’Arbanville. Ces deux albums seront complétés par Teaser and the Firecat (1971), dans lequel est inclus Morning Has Broken, pour former un triptyque créatif détonnant. Pourquoi tant de créativité d’un coup ? Parce qu’après la sortie de son deuxième album, début 1969, il contracte la tuberculose qui l’immobilise pendant un an. Cette période fut propice à une longue introspection qui lui permit d’écrire énormément de chansons. Cette propension à l’introspection est également accentuée par le fait qu’il estime avoir été sauvé de la noyade dans sa vingtaine en priant. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il s’est converti à l’islam après avoir étudié les philosophies chinoises, la Bible et le Coran.
Revenons à Tea For The Tillerman : s’il contient les tubes Father And Son et Wild World, quatre autres chansons de l’album ont été utilisées comme bande originale au film Harold et Maude (1971).
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10 – Derek & The Dominos – Layla And Assorted Love Songs (décembre)
Eric Clapton, qui est donc passé par les Yardbirds, Cream, Blind Faith, décide de devenir simple guitariste pour le duo américain Delaney & Bonnie en 1969 pour ne plus se prendre la tête. Malheureusement, il joue aussi avec des Beatles en concert, dont le fameux sidekick George, le duo lui fait donc la gueule. Qu’importe : il débauche à l’été 1970 les musiciens de Delaney & Bonnie pour fonder Derek and The Dominos. Tout ce petit monde va enregistrer un album à Miami avec le guitariste Duane Allman, qui double Clapton sur la plupart des morceaux. Cet album unique du groupe – un deuxième a commencé à être enregistré, mais le groupe s’est séparé – est en fait un album de Clapton en mode canard. En effet, George Harrison possède SA femme, Pattie Boyd (qu’on peut donc appeler compensation œdipienne – merde, regardez Life in 12-Bars !), et Clapton fera tout pour la conquérir, y compris recomposer Something à l’envers (Bell-Bottom Blues) et faire un rock endiablé sur un poème persan (Layla). C’est aussi l’occasion de reprendre Little Wing de Jimi Hendrix, qui était très copain avec Clapton, mais celui-ci mourra avant d’avoir entendu la reprise. Super album, super groupe, on pourrait dire, mais malheureusement, touché par la grosse guigne : Duane Allman meurt d’un accident de moto en 1971, le bassiste Carl Radle meurt en 1980 de problème rénaux dus à la drogue, le batteur Jim Gordon a tué sa mère en 1983 et végète depuis en hôpital psychiatrique où il est traité pour schizophrénie.
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A bientôt pour de nouvelles aventures musicales !