(Notes sur la création) Pierre Lartigue, sextine, contraintes littéraires, John Cage

Par Florence Trocmé

(...) l’obsédante et subtile machinerie de la sextine : six strophes de six vers terminés par six mots-rimes distribués selon une permutation telle qu'une septième strophe redonnerait l'ordre de la première. Ce n'est donc pas un goût d'antiquaire qui entraîne vers une forme inventée par Arnaut Daniel au XIIème siècle. Je trouve là simplement une façon de rompre avec le flux univoque du discours. Le retour du même mot à la rime incite à jouer de la pluralité des sens dont il est porteur ou encore à le faire éclater, en privilégiant le jeu sonore : pierre = pie air, etc. Les mots m'attirent et je suis incapable de dire au premier vers de quoi tout cela chantera pour finir. Je procède par bonds. Entre chien et loup. Sans rien de préconçu. D'autant que pour la dix-huitine achevée à la Sainte-Beaume, cet été-là (dix-huit strophes de dix-huit vers de dix-huit syllabes terminés par dix-huit mots-rimes I), je glisse dans chaque vers des éléments empruntés aux dix-huit mots-rimes... Ces petites chevilles sonores rappellent les objets que John Cage attache aux cordes de son piano et la sextine m'apparaît ainsi comme une sorte de poème préparé. Ou du moins avais-je plaisir à l'envisager de cette manière.
On parle de contraintes. Je regrette que le mot suggère une gêne, une mise à l'étroit, alors que la forme apporte une sorte d'aise, une liberté me permettant de jouer du proche et du lointain au lieu de me cantonner dans l'alternance ou la symétrie monotone des rimes (abab, abba). La sextine avance dans l'eau verte de la langue. Les mots éclatent et le poème s'invente. Je donnai pour titre à l'ensemble une phrase qu'Alice prononce avec l'autorité souhaitable : Ce que je vous dis trois fois est vrai.
Ce poème au fond est un puzzle de pièces disparates : citations en différentes langues, scènes vues ici et là, choses lues, choses tues, bribes de souvenirs apparemment sans liens. Il y a même une inscription trouvée au bord d'une route. Afin de mieux déjouer l'intention, je prends appui sur des poèmes écrits en trois langues et m'efforce de trouver dans les dictionnaires - le provençal, l'italien et l'anglais - des suggestions hasardeuses à l'extrême. Ainsi partant d'un mot-rime tel que gui, je suis conduit à cette prose :
Appelez mademoiselle : le gui est une baie rouge, un béryl, une grive dans un missel, un projectile de plume dans le Mississipi (les fautes d’orthographe ne gâtent rien). Je ne souhaite que rapporter incorrectement, rendre un compte le plus inexact possible des choses. Ainsi j’aimais la soupe chaude en hiver à cause du voile qu’elle étire devant mes yeux Et je prenais ma cuiller pour une bouée.

L'anglais mistletoe appelle cette miss, cette demoiselle, mais aussi l'apparition du missel et du grand fleuve d'Amérique. Je n'ai plus souvenir d'où la grive s'envole mais le reste du poème s'affirme comme éloge de la rêverie, les yeux grands ouverts, un jeu hérité de l'enfance. Et, ce faisant, je ne me prépare pas à accomplir un tour d'adresse. Au contraire, j'écris comme on s'égare. Comme on se perd au cœur d'une forêt.
Il y a poésie - dit Cage - dès que l'on sait qu'on ne possède rien.
Un océan sépare le poème dont je parle des Diary de John Cage, mais mon plaisir d'écrire n'aurait pu être ce qu'il fut sans la proximité de son exemple, sans son détachement, sans l'attention que je lui vis porter au silence. Et sans l'éblouissement de l'art muet, éphémère et sans trace qu'est la danse. »
Pierre Lartigue Des poèmes comme des îles. Préface de Claude Adelen. Sous le Sceau du Tabellion, 2019, 132 p., 15€, pp. 96-97

Image : Toshi Ichiyanagi's "Music for electric metronome"!
Reprise du fil tweeter @Notationisgreat, "Musical notation is beautiful".