Lire les poèmes de Ludovic Degroote dans le Pas de Calais un soir d’hiver, novembre ou décembre, alors que le jour s’est fondu dans la nuit, qu’il pleut, qu’on est bientôt trempé jusqu’aux os, que le vent siffle même au travers d’une fenêtre en PVC, bien que cela ne soit pas au bord de la mer du Nord, la plage, la laisse des coquillages brisés, la ligne grise de l’horizon, mais dans une ville, une petite ville vague, aux longues rues désertes, semble être une destinée. La lecture de ce livre commande de se trouver dans le nord et non l’inverse.
Il s’agit bien là d’une forme de décousu, « réunir quoi d’ailleurs ? » et plus encore du défait, les poèmes mais aussi soi « je me défais ». Cependant, si décousus, disséminés, désunis, éparpillés, que soient ces ensembles de poèmes rassemblés en ce recueil, une même onde court qui devient d’autant plus limpide qu’elle naît d’un entrecroisement de lignes serrées, condensées, rythmées : « on ne se défait pas de ce qu’on est ». Ce livre de fragments, révèle l’ossature, l’architecture d’une œuvre que l’on ne peut dire homogène, uniforme, entre les proses longues et les poésies concentrées, lapidaires et vives, entre une voix distanciée et une autre plus pressante. On y reconnaît les lignes de force qui en sont le soubassement.
Une ligne de force composée de quelques termes que l’on pourrait décliner rapidement, disparition, mur, peur, ne pas partir, fermeture, désolation, solitude, mort, qui surnage sur un tumulte sombre. On ne se lasse pas d’être porté par cette ombre, elle devient nôtre. Les morts, la grisaille, l’absence de vie, de sens, tout cela on peut le faire sien, on peut l’apprivoiser, respirer même au milieu du nuage de brouillard épais. Mais de disparaître avant la naissance, c’est autre chose. Disparition d’avant sa propre apparition, qui persiste au travers soi et contamine toute chose en son voisinage. Cette disparition nous décale, nous déporte, on ne peut plus suivre. Comment peut-on être « précédés de notre disparition », pas seulement le sentiment de devoir mourir un jour, mais d’être « déjà mort », mort avant. C’est ce que l’on ne comprend pas, cela échappe, mais c’est comme ça, un nœud que l’on ne peut pas démêler. On est précédé d’un vécu douloureux, de fantômes, de revenants, même si eux aussi ont leurs mots à dire, mais ceux-là on peut les coudre.
Précédés de notre disparition, cela signifie que l’on se demande ce que l’on fait là, on se sent de trop, « car j’aurais pu ne pas être là ». Par la disparition on suit une ligne de fuite, on ne sait pas où l’on va, mais on n’a pas besoin de savoir, où nous emmènent ces vers épars est là où l’on est déjà : « le monde est immédiat est nous l’ignorons souvent ». Nulle complaisance en ces lignes, et parfois même on est « bien », présent, et la nature, un arbre, une herbe n’a rien d’un symbole, c’est un moment de vie. Cependant l’émotion est retenue, car on retient même ce qui se découd, et c’est peut-être le caractère fragmenté qui permet de ne pas s’écrouler, de ne pas « chialer » mais tenir bon.
« Perdre le visage, franchir ou percer le mur, le limer très patiemment, écrire n’a pas d’autre fin. » On dirait que Gilles Deleuze a lu précisément les poèmes de Ludovic Degroote. La ligne de fuite nous laisse au bord, au bord d’une digue, d’une falaise, de la crête d’une vague, à l’équilibre, quand celui-ci est reconnu dans son vacillement, son rééquilibrage continu.
dans cette réduction où chacun se tient
contre le bruit de sa disparition
nous allons seuls
avec notre solitude
je ne sais ce qu’on sauve
sinon la respiration
qui respire malgré nous
on se manque
extrait de Sans nous p. 71
Ludovic Degroote Si décousu, Editions Unes, 2019, 131 p. 21 euros
Camille Loivier