Joseph E. Stiglitz, photo Raimond Spekking
" De plus en plus , ce ne sont pas seulement les emplois qui sont délocalisés, mais aussi, en un sens, la politique. Cette tendance n'est pas limitée aux États-Unis ; c'est un phénomène mondial, et dans certains pays la situation à cet égard est bien pire qu'aux Etats-Unis.
On en voit les exemples les plus impressionnants dans les pays surendettés. La perte de "contrôle" des pays débiteurs sur leur destin - la remise du pouvoir aux créanciers - remonte aux touts premiers temps de la mondialisation. Au XIXème siècle, les pays pauvres qui devaient de l'argent aux banques des pays riches étaient occupés militairement ou bombardés par mer. Le Mexique, l'Égypte et le Venezuela ont été victimes de ces méthodes. La pratique de la prise de contrôle s'est poursuivie tout au long du XXème siècle. Dans les années 1930, Terre Neuve a dû renoncer à sa démocratie pour être mise en tutelle et être administrée par ses créanciers. Après la seconde Guerre mondiale, le FMI a été l'instrument privilégié de ce transfert de pouvoir : les pays abandonnent, de fait, leur souveraineté économique à une institution qui représentent les créanciers internationaux.
C'était une chose que ces événements se passent dans des pays pauvres en développement ; c'es est une autre qu'ils se produisent dans des économies industrielles avancées. C'est ce qui est en train d'arriver actuellement en Europe, où la Grèce, d'abord, puis l'Italie ont laissé le FMI, en coopération avec la Banque centrale européenne et la Commission européenne ( deux institutions non élues), dicter les paramètres de leur politique, puis nommer des gouvernements de technocrates pour superviser la mise en œuvre du programme. Quand la Grèce a proposé de soumettre à référendum populaire le dur programme d'austérité qu'on lui avait préparé, dirigeants européens et banquiers ont hurlé d'horreur. Les citoyens grecs auraient pu rejeter le projet, et les créanciers n'auraient peut-être pas été remboursés.
La capitulation devant les diktats des marchés financiers est p)lus générale et plus subtile. Elle ne concerne pas seulement les pays au bord du désastre, mais également tous ceux qui doivent lever de l'argent sur les marchés des capitaux. Si le pays en question ne fait pas ce qui plaît aux marchés financiers, ceux-ci le menacent de baisser sa note, de retirer leur argent, d'augmenter les taux d'intérêts sur ses prêts ; ces menaces sont en général efficaces. Les marchés financiers obtiennent ce qu'ils veulent. Il peut y avoir des élections libres, mais les options présentées aux électeurs ne leur laissent aucun choix réel sur les questions dont ils se soucient le plus - les problèmes économiques.
Deux fois, au cours des années 1990, Luiz Inacio Lula da Silva a été sur le point d'être élu président du Brésil, et deux fois Wall Street a fait objection, en exerçant une sorte de droit de véto. Wall Street a fait savoir que, s'il était élu, il y aurait retrait des capitaux, hausse considérable des taux d'intérêts que le Brésil devrait payer, mise en quarantaine du pays par les investisseurs, donc effondrement de la croissance brésilienne. La troisième fois, en 2002, les Brésiliens ont dit, de fait, qu'ils ne se laisseraient pas dicter leur décision par les financiers internationaux. Et le président Lula a fait un excellent président : il a maintenu la stabilité économique, stimulé la croissance et combattu l'extrême inégalité régnant dans son pays. Il a été l'un des rares présidents dans le monde à jouir encore au bout de huit ans du soutien populaire qu'il avait au départ.
Ce n'est que l'un des nombreux cas où les jugements des marchés financiers ont été très mauvais. Leurs champions se plaisent à dire qu'une des vertus des marchés ouverts des capitaux est d'assurer une "discipline". Mais les marchés sont des examinateurs capricieux qui, à un moment, mettent la meilleure note et, juste après, sans transition, la pire. Plus grave : souvent, leurs intérêts ne coïncident pas avec ceux du pays. Les marchés ont la vue courte, et leur programme politique et économique cherche à promouvoir le bien-être des financiers et non celui du pays...
On nous dit souvent que c'est une nécessité, que la mondialisation ne laisse pas le choix. Ce fatalisme, qui sert les bénéficiaires du système actuel, obscurcit la réalité : cette calamité est un choix. Les gouvernements de nos démocraties ont choisi pour la mondialisation un cadre économique qui, de fait, lie les mains de ces démocraties. Le 1% a toujours redouté que les démocraties ne soient tentées d'instaurer une fiscalité "exagérément" progressive sous l'influence, disons, d'un dirigeant populiste. Aujourd'hui, on dit aux citoyens qu'ils ne peuvent pas le faire, du moins s'ils veulent prendre part à la mondialisation.
Bref, la mondialisation telle qu'elle a été gérée rétrécit les choix que peuvent faire nos démocraties : elle leur rend plus difficile de mettre en œuvre les politiques fiscales et budgétaires nécessaires à la création de sociétés plus égalitaires et dotées d'une meilleure mobilité sociale. Mais lier les mains de la démocratie, c'est exactement ce que veulent les très riches : c'est ce qui permet d'avoir un système politique fondé sur le principe " une personne, une voix" et, malgré tout, des résultats concrets plus conformes à ce qu'on pourrait attendre d'un système " un dollar, une voix"....
Joseph E. Stiglitz " le prix de l'inégalité" Les Liens qui Libèrent, 2012