(Note de lecture) La vita nuova et autres poèmes, de Dante, trad. de René de Ceccatty, par Christian Travaux

Par Florence Trocmé


Cet ouvrage importe à deux titres : il offre une nouvelle traduction de la Vita Nuova de Dante, plus lisible, plus fluide, libérée des nombreuses chevilles lexicales, ou des répétitions obsessionnelles, qui pétrissent le texte italien. De fait, il rajeunit un texte qu’on ignore ou qu’on méconnaît et auquel on accède, souvent, après la Divine Comédie. Mais il donne à lire, en même temps, et surtout dans le même volume, les poèmes attribués à Dante, depuis ceux de la prime jeunesse jusqu’à ceux écrits dans l’exil ou d’attribution contestée. Les uns et les autres s’éclairent, se complètent, se citent, se comprennent dans le même esprit, la même veine. Et c’est une vraie renaissance.
On a souvent coutume de lire la Vita Nuova de Dante comme un préambule, un prologue à la Divine Comédie. Dante lui-même, parlant de son livre comme un « petit livre » (libello), un « opuscule » (chap. I), et y annonçant, à la fin, le projet de sa Comédie : « dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune femme » (en parlant de Béatrice, chap. XLII), y a concouru en partie. Pourtant, la Vita Nuova n’est pas une œuvre de second plan. S’y exposent déjà, c’est vrai, les grandes lignes du futur chef-d’œuvre : l’éloge de la femme aimée, Béatrice, dans un crescendo incessant, qui va de la vie à la mort, jusqu’à la glorification, que préparent l’annonce de la mort d’une jeune femme (chap. VIII), puis celle de la mort prémonitoire de l’aimée (chap. XIX et XXIII), et celle de son père (chap. XII) ; ou les nombreux rêves ou visions que fait Dante, dont il tire matière à poèmes ou à réflexion (1). Mais s’y trouve aussi le visage d’un Dante jeune, d’un premier Dante d’avant la vie politique, le bannissement et l’exil, d’un Dante d’avant la Comédie
Quatre rencontres, dont une à 9 ans, et – 9 années plus tard – à 18 ans. Un échange rapide de regards, dans une église. Un salut refusé. Et puis, la mort, en 1290, de Béatrice. Des allusions à des voyages à cheval (chap. IX), une maladie (chap. XXIII), des dames croisées ou des pèlerins (entre autres, chap. V et XL), des propos entendus ou dits (chap. XVIII), des rêves (dès le chap. III), des étourdissements qui contraignent de s’appuyer aux fresques qui décorent une salle (chap. XIV), le chemin le long d’un ruisseau (chap. XIX). Autant dire que l’histoire d’amour que raconte la Vita Nuova tient en peu de lignes, peu de mots. Et relève plus du fantasme, de l’imaginaire ou du rêve, plutôt que de la vie réelle. Pourtant, Dante en fait la matière de nombreux poèmes écrits de 1283 à 1293, si l’on retient, comme date possible d’écriture de la Vita Nuova, 1292-93. Et le développe en prosimétrie, ou prose mélangée de vers, sur plus de quarante chapitres.
Il est vrai que ce petit livre n’est pas que le simple récit, par Dante, d’un amour de jeunesse qui va transfigurer sa vie. On n’y trouve, de fait, aucune date précise, ou aucun lieu réel. Dante a l’art d’évoquer les choses à l’aide de périphrases abstraites, de formules vagues : « la ville susdite » (p. 45), « la ville où naquit, vécut et mourut la très noble dame » (p. 138), sans jamais nommer Florence. Il n’est question, pour le temps, que du « ciel de lumière (…) revenu neuf fois au même endroit » (p. 32), ou du « ciel étoilé » qui a mû « un douzième de degrés vers la partie de l’orient » (id.), Dante lui-même utilisant plusieurs types de calendrier pour donner, à des faits réels, une dimension symbolique forte (chap. XXIX). Et Béatrice même n’a nom que parce qu’elle fut « nommée (ainsi) par beaucoup », « sans qu’ils sachent pourquoi » (p. 32), étant le plus souvent appelée « noble dame », « cette très noble dame » (p. 40), « cette très jeune angelotte » (p. 34), au point que l’on a pu douter, parfois, de son existence réelle et effective.
Car, en fait, ce dont parle Dante, c’est d’un amour dissimulé, d’un amour dont on ne peut parler qu’à demi-mot, qu’à demi-voix, et encore qu’en trouvant les mots qui conviendront à l’évoquer. Aussi la Vita Nuova est-elle un récit, et, tout à la fois, le commentaire de ce récit ; des poèmes, et le commentaire de ces poèmes écrits souvent sous l’impulsion d’une émotion, d’une vision ; et une réflexion sur l’amour, sur tous les effets de l’amour (tremblement, émoi, saisissement, et honte, et reproches intérieurs), et le commentaire continuel de cette réflexion amoureuse. Plus qu’un livre, la Vita Nuova est un méta-livre, où s’imbriquent l’écriture, en prose ou en vers, et la pensée de cette écriture, la conscience même d’un poète écrivant, se voyant écrire.
Dante, encore, questionne la langue, justifie son choix de n’écrire plus qu’en langue vulgaire (chap. XXV), s’ingénie à trouver des raisons aux choses, comme à la date même de la mort de sa bien-aimée (chap. XXIX), réfléchit à la façon qu’il faudrait dire. Comment dire et comment écrire ce qui nous dépasse, nous emporte, nous déplace, est plus grand que nous, comme est l’amour, comme est la mort ? Comment dire pour dire l’impossible, ou le foudroiement d’une rencontre décisive qui bouleverse tout ? Quelle langue peut s’élever au point où nous élèvent les sentiments, par moments, lorsque nous aimons ? Et quelle poésie faut-il faire pour que passe dans nos vers mêmes un peu de la couleur du jour, et du ciel, et de la lumière, qu’il faisait devant l’être aimé ? Dante dit les limites du dire.
Quant aux Rime, elles disent en écho les mêmes choses, parfois les mêmes scènes, que dans la Vita Nuova (du moins pour celles écrites pendant le temps d’écriture du livre), mais n’en gardent que la quintessence. Elles disent, en tençons, sonnets et ballades, sextines, « rimes pierreuses » (poèmes 40, 41, 42), ce que fut non l’amour de Dante pour Béatrice, mais l’essence même de l’amour, la racine du cœur. Elles disent, encore, la moquerie, l’humour, et la haine, le sarcasme, et s’essaient à tous les registres. Les Rime sont, en fait, l’atelier de Dante, son laboratoire. Elles sont expérimentations, tentatives, essais, réussites, tout ce dont la Divine Comédie aura besoin pour dire Enfer, Purgatoire et Paradis. Aussi est-ce bien Dante au travail que l’on perçoit dans ces poèmes comme dans la Vita Nuova. Un Dante jeune. Un Dante méconnu. Un Dante, souvent, toujours, génial, qui s’essaie, s’obstine, cherche et trouve. Un Dante d’avant la Comédie, à l’image de cette chanson en langue triple (p. 258-261) qui finit l’ouvrage : multilangue et polyvalent.
La Vita Nuova est, ainsi, plus qu’un prologue, une œuvre en soi. Elle est le miroir stupéfiant d’une conscience qui aime et qui doute. Elle nous montre Dante, souvent, fragile, humain, s’évanouissant, et pleurant, et doutant de soi. Mais fait voir aussi l’acuité de son regard, de sa pensée, sur ce qu’il voit et ce qu’il écrit. Comme pour Dante, faisant neuve sa vie, par ce singulier « petit livre », après cette lecture, c’est la vie, notre vie, que nous voyons de façon neuve. Transformée. Et renouvelée.
Comme un printemps.
Christian Travaux
(1) On trouve dans la Vita Nuova pas moins de 7 récits de rêves ou visions (p.35-36, 48, 54, 86, 93, 132 et 144).
Dante, La vita nuova et autres poèmes, nouvelle traduction de René de Ceccatty, coll. « Points », Seuil, 276 p, 11€.


Extrait : chapitre XVIII (fin, p. 71).

Alors ces dames commencèrent à parler entre elles. Et comme on voit tomber l’eau mêlée de belle neige, il me sembla entendre leurs paroles sortir mêlées de soupirs. Et après qu’elles eurent conversé ensemble, cette dame qui m’avait auparavant parlé me dit encore : « Nous te prions de nous dire où réside ta béatitude ». Et moi, lui répondant, je dis simplement : « Dans ces mots qui louent Madame ». Alors celle qui me parlait me dit : « Si tu nous disais vrai, ces mots que tu nous as adressés à ce propos en décrivant ta condition, tu les aurais autrement formulés ». Alors, y réfléchissant, je les quittai presque honteux et me disais à moi-même : « Puisque tant de béatitude réside dans ces mots qui louent Madame, pourquoi mes propos ont-ils été autres ? » Aussi décidai-je de prendre pour sujet de mes discours toujours ce qui serait une louange de cette très noble dame. Et, y pensant fort, je me dis que c’était un sujet trop élevé pour moi, de sorte que je n’osai commencer. Et je demeurai ainsi avec le désir de dire, mais la peur de commencer.