Les rares pendants de Mestu sont très discutés : si le Catalogue raisonné de 1908 en compte neuf dont huit conservés, celui de 2007 n’en retient plus que deux comme totalement confirmés [1]. Il faut dire que les marchands ou collectionneurs du XVIIIème siècle avait tendance à formes des paires pourvu que les tailles correspondent, et la standardisation des formats utilisés par Metsu a facilité les faux-pendants.
Je présente ici les neuf pendants du catalogue de 1908, par ordre chronologique, avec les réserves du catalogue de 2007, le but étant de situer dans cette maigre production le pendant le plus complexe de la peinture hollandaise : le diptyque de Dublin.
Un chirurgien militaire (30b)
Un médecin de cour (30c)
Signé et daté :Metsu, 1645, oeuvres perdues
Voici les indications du catalogue de la vente, en 1897 :
- Assisté par une femme, le chirurgien pose un plâtre sur la tête d’un soldat.
- Une femme est assise dans un fauteuil au premier plan. Le médecin prend son pouls et parle à une homme debout derrière le fauteuil.
La date précoce, selon le catalogue raisonné de John Martin, rend ce pendant improbable, mais pas impossible.
Opération Chirurgicale,Teniers le Jeune, vers 1650, Prado, Madrid (détail)
Maladie d’amour, Jan Steen, vers 1660, Alte Pinakothek, Munich
Le pendant devait jouer sur les symétries entre les deux trios :
- chirurgien / médecin
- soldat assis / patiente assise
- assistante debout / fiancé debout.
La Riboteuse ou Buveuse de vin
La peleuse de pommes
Metsu, 1655-57, Louvre
Ce tout premier pendant conservé de Metsu, dix ans plus tard, est en tout cas bien plus simple. Il fait apparemment dialoguer, de part et d’autre de l’âtre :
- une maîtresse vicieuse s’adonnant au vin et au tabac ;
- une servante vertueuse s’occupant de l’eau (seau), de la viande (lièvre) et du dessert (les pommes).
Pour Adriaan E. Waiboer ([2], p 9), ce pendant est à rapprocher d’un pendant de Ter Borch de la même époque :
Brooklin Museum
Musée Fabre Montpellier
Jeune Hollandaise versant à boire, Ter Borch, vers 1650
Ter Borch reprend ici, sous le voile de la bienséance flamande, le thème caravagesque des plaisirs et des dangers du cabaret, en le décomposant en deux trios :
- un homme mûr bourre sa pipe en observant une jeune fille attrayante qui lui verse du vin, tandis qu’une femme plus âgée tient entre eux le plateau vide qu’elle vient d’amener : répartition classique des rôles entre la tenancière et l’entraîneuse dont l’homme n’est pas dupe (il tient sur son genou une seconde pipe destinée à la fille, et les connotations de la pipe bourrée ou de la pipe donnée sont assez transparentes).
- un soldat achevé par la boisson s’est affalé sur la table, n’ayant même plus la force de se servir de sa pipe ; la fille regarde le résultat en souriant, tandis que le souteneur se prépare à faire les poches du jeune homme.
La Riboteuse ou Buveuse de vin
La peleuse de pommes
A cette lumière, le pendant de Metsu prend une tonalité plus trouble : et s’il fallait deviner entre les deux femmes un homme, révélé d’un côté par la pipe et dénoncé de l’autre comme un « lapin », auquel l’une donne à boire et que l’autre fait saliver ?
Jeune Homme écrivant une lettre, Musée Fabre, Montpellier, Une Fille recevant une lettre, Timken Museum of Art de San Diego
Metsu, 1658-1660,
On a supposé que l’homme est Gabriel Metsu lui-même, la femme sa future épouse Isabelle, et que l’oeuvre ait été conçue à l’occasion de leur mariage, en avril 1658.
Gabriel Metsu
Son épouse Isabella de Wolff
Metsu, vers 1658, Speed Art Museum
Ce double portrait n’indique pourtant pas la moindre ressemblance. Le thème du « diptyque épistolaire« est simplement dans l’air du temps, comme l’illustre cet autre pendant de Ter Borch :
Officier écrivant une lettre, avec un trompette
Philadelphia Museum of Art
Femme scellant une lettre
Collection privée, New York
Ter Borch, 1658-1659
Pour une explication détaillé de ces deux pendants, voir 1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs .
Femme à sa fenêtre, MET Le chasseur, Maurithuis, La Haye
Metsu, 1661
Si l’on considère les tableaux isolément, comme dans les notices de deux musées [6], on aboutit à des significations opposées :
- la femme pelant une orange, devant la cheminée et sous la cage à oiseaux, à côté de la vigne qui symbolise la fidélité, serait l’archétype de la vertueuse femme au foyer ;
- l’homme avec avec son pichet, son fusil bien en évidence et l’oiseau mort, serait l’archétype du viveur et du coureur : en néerlandais, « chasser » signifie draguer et « vogelen » copuler (de vogel, l’oiseau)
Un faux pendant ?
Du coup, le fait qu’il s’agisse de pendants a été contesté : les deux figures n’ont pas la même taille, les arcades ne sont pas identiques. L’impression de complémentarité résulterait de la standardisation des formats, et des contraintes de la formule du portrait dans une niche.
La logique du pendant (SCOOP !)
Pourtant les symétries sont clairement intentionnelles :
- le point de fuite est à la même position ;
- l’ouverture dans le mur du fond est symétrique (fenêtre close, porte donnant sur la campagne) ;
- le livre de la sagesse, fermé, correspond au pichet de l’ivresse (en violet) ;
- le fruit bientôt mangé correspond au verre bientôt bu (en bleu) ;
- chaque sexe dispose de son propre instrument et de sa propre cible : le couteau pour peler les fruits, le fusil pour tirer les oiseaux (en jaune) ;
- un papillon identique, un vulcain, sert de messager entre les deux voisins (en rouge).
Même les différences (cercles blancs) sont significatives :
- la vigne existe des deux côtés, mais seule celle du côté féminin est enracinée et porte une grappe ;
- la cheminée éteinte et la cage vide signifient non pas la douceur du foyer, mais l’attente de l’amour.
Ainsi, tout en inversant l’ordre héraldique pour bien souligner qu’il ne s’agit pas d’un couple légitime, le pendant ne fait que mettre en scène aimablement la classique opposition des sexes :
- la femme qui, depuis Eve, cherche un fruit à peler, un oiseau à encager, une bûche à brûler ;
- l’homme qui se contenterait bien de tirer et de boire un coup.
Vieil homme vendant de la volaille Jeune femme vendant de la volaille
Metsu, 1662, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
Vieil homme vendant de la volaille
Ce tableau a été très étudié : De Jongh [4] en a décrypté le symbolisme sexuel (pour résumer : le vieux a sorti son coq de la cage, pour le montrer à la jeune femme), mais les commentateurs récents tendent à minorer cette signification : la thèse est désormais que le succès de Metsu auprès de la clientèle élégante tient au fait qu’il savait sublimer la trivialité du sujet pour mettre en valeur les vertus des classes supérieures.
Jeune femme vendant de la volaille
Le second tableau n’a pas déclenché autant de commentaires, bien qu’on y trouve les mêmes objets équivoques :
- le lièvre (synonyme d’activité sexuelle frénétique), suspendu à l’arbre au lieu d’être accroché au bâton) ;
- le coq (symbole de virilité), mort sur la table et non plus bon pied bon oeil ;
- la volaille plumée (symbole de flaccidité, exhibée par les pattes et non plus tombant hors du panier) ;
- le chien (qui regarde la vieille femme au lieu de reluquer le coq) ;
- le vieux marchand (perché sur un tonneau, fumant et buvant) au lieu d’être assis par terre sur un tonneau scié.
Le panonceau près de la porte « 1662 wilge Verkoping, HOFSTEDE MAERSEN » signifie simplement « A vendre, pas cher », HOFSTEDE étant le nom du marchand et MAERSEN (Maarssen aujourd’hui) celui d’un village près d’Utrecht.
La logique du pendant (SCOOP !)
Personne à ma connaissance n’a proposé d’interprétation d’ensemble, bien que les nombreuses correspondances témoignent à l’évidence d’une conception élaborée : il est vrai que le déséquilibre entre les personnages principaux, un couple et un trio, n’aide pas.
Commençons par le vieux marchand, assis au pied d’un arbre mort (la vieillesse). Son genou nu révèle dans un cas la pauvreté (haillons déchirés), dans l’autre l’opulence et la négligence (habits de prix, ruban non noué). L’un est un marchand ambulant qui s’installe au coin d’une église, l’autre un marchand qui a pignon sur rue et, pour s’occuper de la clientèle, une fille ou une servante agréable à regarder.
Autant les deux marchands se ressemblent, autant les deux clientes s‘opposent :
- d’un côté une jeune femme riche (elle n’est pas sortie pour faire les course – c’est le travail des domestiques – mais pour se promener avec son chien le long du canal, ou pour aller à l’église) ;
- de l’autre une vieille femme en train de marchander la volaille en ricanant.
Remarquons que le passage du duo au trio s’accompagne d’un élargissement du cadrage (comme dans un travelling arrière). Puisque le marchand et son arbre constituent l’ élément fixe, la question est de savoir qui s’est rajouté à la scène : la vieille cliente ou la jeune marchande ? Pour mieux comprendre les transformations entre les deux scènes, il est plus simple de retourner l’un des deux tableaux.
Les transformations qui touchent le marchand portent l’idée d‘ascension, mais aussi de satiété (en blanc) :
- la volaille et le lièvre se sont élevés, passant du sol à l’arbre ;
- le tonneau s’est rempli et les habits renouvelés, signes de réussite sociale ;
- la pauvreté est devenu jouissance, de la boisson et du tabac.
Les transformations touchant la jeune fille portent l’idée d’accomplissement sexuel :
- elle est passée « de l’autre côté du comptoir » (flèche bleue), manipulant et exécutant sans vergogne les volailles au lieu de les regarder de loin : c’est ainsi que le coq gît sur la table, le cou cassé, et que la dinde s’est transformée en une perdrix pendue dans l’arbre (cercles bleus) ;
- dans le même ordre d’idée, la cage à oiseau s’est ouverte, libérant le pigeon (en vert) ;
Mais une seconde transformation, tout aussi visible, est celle qui l’a fait vieillir (flèche rouge) :
- ses habits colorés sont devenus noirs ;
- son délicat sac à main rouge s’est durci en un gros seau de bois cerclé de fer ;
- les papillons sur la plante verte, qui disent la beauté éphémère, sont devenus des plumes tombées sur le sol à côté d’une maigre plante.
D’un côté le chien de la jeune fille salive à la vue du coq ; de l’autre il se tient entre la cliente et la marchande – montrant par là qu’elles sont bien deux figures de la même personne, et il se dresse contre la vieillesse qui vient et tend sa main avide (flèches jaunes).
Ainsi décodés, les personnages du pendant véhiculent une triple moralité pessimiste :
- pour l’homme : après le désir (d’argent), les vices : paresse, vin et tabac ;
- pour la femme : après le désir (sexuel), la multiplication des conquêtes (les volatiles tués) puis la décrépitude et la simple satisfaction de l’estomac ;
- pour le chien ; après le désir (de chasser), la peur d’être chassé.
Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin
On voit tout de suite que ce pendant n’est pas ordinaire :
- un homme d’un côté, deux femmes de l’autre ;
- avec l’accrochage dans l’ordre logique (écrire la lettre, puis la recevoir), la narration ne fonctionne pas bien :
- le scripteur tourne le dos à la destinataire ;
- pourquoi y-a-t-il deux lettres dans le second tableau dont l’une adressée au peintre lui-même ?
Les deux tableaux, sommet du diptyque épistolaire, comportent un très grand nombre de détails qui invitent à reconstituer une histoire – ou plusieurs. On les compare souvent à La Lettre d’amour de Vermeer, avec en général l’idée qu’il manque quelque chose à Metsu. Ainsi, pour Jan Blanc [5] :
« Les deux tableaux de Metsu ne sont pas, loin de là, dénués de « mystère ». On pourrait tout aussi bien les interpréter comme des illustrations de l’amour conjugal que comme des métaphores de l’infidélité maritale. De même, l’œuvre de Vermeer n’est pas totalement exempte d’efforts de narration. La Lettre d’amour, en d’autres termes, n’est pas « sans histoire» et la Jeune femme lisant une lettre sans équivocité…. La polysémie des signes visibles dans les tableaux de Metsu n’avait sans doute pas échappé à l’historien d’art (D.Arasse). Mais elle n’était pas, selon lui, de la même nature que celle des œuvres de Vermeer. Dans le premier cas, cette polysémie est d’abord une ambiguïté. Rien ne permet de dire, en effet, qu’elle était voulue et conçue par Metsu. Bien au contraire: la construction en pendants du Jeune homme écrivant une lettre et de la Jeune femme lisant une lettre et l’omniprésence des motifs signifiants tendent à montrer que l’artiste néerlandais voulait effectivement fabriquer visuellement un « message». L’équivocité de ses œuvres semble donc le fruit de la maladresse d’un peintre qui n’est pas parvenu à « bloquer» complètement le contenu iconographique de ses tableaux ou à empêcher sa surinterprétation éventuelle par les spectateurs. A l’inverse, le « mystère» de la Lettre d’amour se présente comme le fruit d’une construction consciente et préméditée qui, s’écartant délibérément des codes du genre dans lequel l’œuvre s’inscrit, cherche et réussit à mettre en scène une véritable polysémie. »
Je pense quant à moi que ces tableaux sont parfaitement maîtrisés, et que le trio exprime une réflexion profonde sur ce qu’est le Message est sur ce qu’est l’Amour (voir 1.2 Le Diptyque de Dublin : la Lecture ).
hop]
Femme déjeunant, collection privée Femme au Virginal
Metsu, 1664-66, Petit Palais, Paris
Dans ce dernier pendant, Metsu revient à l’opposition entre office et salon :
- la servante se contente du plaisir simple d’une tranche de gâteau et d’une pomme ;
- la maîtresse s’adonne aux délices plus raffinés de la musique et de la rêverie sous les tableaux.
Faux pendant
Le corset rouge, vers 1660, collection privée (28.6 X 24.1 cm) Le corset bleu (the duet), 1661-64, Upton House, Warwickshire (39,4 x 29,2 cm)
Le premier tableau montre une jeune femme qui s’essayait, dans l’atelier du peintre, à croquer la statue de Cupidon. Elle vient de poser son crayon à l’arrivée du chien et, à la manière dont elle regarde en souriant, on comprend que quelqu’un qu’elle aime vient aussi d’entrer dans la pièce ; le peintre, ou l’homme du tableau ?
Dans le second tableau, une jeune chanteuse, un pied sur sa chaufferette, s’apprête à tourner la page de sa partition, attendant que le luthiste ait fini de s’accorder. Son petit chien de luxe, au collier de perles, attend quant à lui le geste suspendu de se maîtresse, dans un triangle de regards qui n’est pas sans rappeler la « Jeune femme recevant une lettre », et sa hiérarchie (animal, féminin, masculin).
Le chien identique et l’opposition entre corset rouge et corset bleu ont suffi, au XIXème siècle, à faire considérer ces deux tableaux comme des pendants, malgré les différences de taille, de composition et de thématique.
https://archive.org/stream/catalogueraisonn01hofsuoft#page/478/mode/2up
https://commons.wikimedia.org/wiki/Gabriel_Metsu_catalog_raisonn%C3%A9,_1908
Adriaan Waiboer « Gabriel Metsu: Life and Work: A Catalogue Raisonne », 2007 [2] « Gabriel Metsu », 2010, National Gallery of Ireland [3] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437073
https://www.mauritshuis.nl/en/explore/the-collection/artworks/the-huntsman-93/ [4] E. De Jongh, « Erotica in vogelperspectief: De dubbelzinnigheid van een reeks 17de-eeuwse genrevoorstellingen », https://www.dbnl.org/tekst/jong076erot01_01/jong076erot01_01_0001.php [5] Jan Blanc, « Daniel Arasse et la peinture hollandaise du xviie siècle », Images-revues, 2006 https://journals.openedition.org/imagesrevues/181