Traduire C'est Trahir

Publié le 27 décembre 2019 par Hunterjones
C'est la première chose qu'on nous apprend dans notre métier.
Voilà pourquoi, par déviation professionnelle, nous sommes aussi toujours sur la voie de la plus grande fidélité.
Voilà aussi pourquoi je visionne tout ce que j'ai envie, si possible, dans sa langue originale. Sous titré si ce n'est pas de l'anglais.

Au cinéma, domaine de l'oeil, on a une aversion envers les scénaristes, domaines des méninges. Alors souvent, on adapte tiré d'un livre ou d'une oeuvre pré-existante. On trahit alors souvent.
Cinéma & Littérature ont toujours co-existé dans un mariage fait de hauts et de bas mais qui reste souvent fascinant.

Anthony Burgess a toujours été agacé par le succès de A Clockwork Orange de Stanley Kubrick, car il trouvait que ça faisait ombrage à la considérable oeuvre du romancier et linguiste anglais.
Truman Capote détestait ce qu'on avait fait de Breakfast at Tiffany's car Audrey Hepburn, un choix des studios, ne correspondait pas du tout à sa vision de Holly Golightly. En voyant Jodie Foster dans Taxi Driver, Capote trouvera que LÀ se trouvait ce qu'il avait dépeint comme personnage.

Marguerite Duras a détesté L'Amant de Jean-Jacques Annaud.
Alan Moore, qui a écrit les romans graphiques V For Vendetta et Watchmen, des films ensuite devenus fameusement populaires, n'a même pas voulu voir les films qui en ont été faits puisqu'il n'a jamais pensé ses romans ainsi. Il veut en garder un souvenir qui serait 100% sien.

Jetons un oeil sur quelques mariages parfaitement malheureux entre Cinéma & Littérature.
The Shining de Stephen King détesté dans l'adaptation qu'en a fait Stanley Kubrick, encore lui, en 1979.
Le film est un chef d'oeuvre unanime, mais King reste celui qui a violemment haï. Il disait que son livre est chaud et que le film est froid, que le livre finit en flammes, que le film finit dans la glace, Jack est fou dès le départ chez Kubrick, il le devient dans le livre, il haïssait tant le film avec passion que pendant 30 ans, chaque fois que le livre était évoqué, il tonnait contre lui de toutes les manières possibles. Une rumeur veut d'ailleurs laisser croire que pendant le tournage, cette animosité s'était fait sentir entre Kubrick et King et que la voiture coccinelle rouge, qui était identique à la voiture de broyée par un camion sur la route en fin de film, serait une référence directe au produit original et le traitement réservé à l'auteur et son produit,  au final métaphorisé.
King à l'époque, et que l'on voit
King a toujours voulu faire sa propre version de son livre, ce qu'il a fait en mini série, en 1997, quand Kubrick lui a revendu ses droits sur l'oeuvre en échange qu'il ferme sa gueule sur sa version à lui, une fois pour toute.
Fait intéressant, dans la version française, c'est Jean-Louis Trintignant qui fait la voix de Jack Torrance/Jack Nicholson.
King a signé une suite en livre en 2013, pas un chef d'oeuvre, comme bien des suites, et Mike Flanaghan en a signé l'adaptation et la réalisation pour un film actuellement en salle qui permet à Stephen King de faire un peu la paix avec tout ça.

Mary Poppins de Pamela Lyndon Travers qui a en horreur ce qu'en a fait Disney.
L'auteure australo-anglaise se méfait terriblement de Walt Disney avant même de le rencontrer. 20 ans ont été nécessaires pour que Walt puisse en obtenir les droits d'adaptation du roman en film. Travers ne les as vendus que lorsqu'elle avait, elle-même de gros problèmes financiers. Elle les as aussi négocié très chèrement à son avantage. Consultante sur le tournage, elle a enregistré toutes ses conversations avec Walt Disney tellement elle craignait de se faire arnaquer. À la première, elle a frôlé la crise de panique, détestant animation et musique et le film en ayant des deux, pleurant des larmes de rage. Elle a ensuite fait mettre dans son testament et ses contrats que plus jamais un de ses livres ne pourraient être adapté de quelconque manière.

Mais on ne peut jamais vraiment gagner contre le cinéma. Les enregistrements de Travers ont inspiré Hollywood qui a tiré un film, en 2013, de leur relation antagoniste. Comme quoi le cinéma peut tout avaler. Même les colères d'autrui.

Solaris de Stanislav Lem détesté lorsque fameusement mis en images par Andrei Tarkovsky en 1971. Un de mes films favoris (The Shining aussi) ever.
Le film est considéré comme un des chef d'oeuvre du 7ème art. Et pourtant Lem a haï pour mourir. Il a dit avec colère que le film n'était pas Solaris mais plutôt Crimes & Châtiments. 28 ans plus tard, Steven Soderberg, un autre fort intéressant réalisateur, en a fait une aussi merveilleuse adaptation que Lem, toujours vivant, a détesté davantage encore. Pour lui, le cinéma était un véritable cadeau empoisonné, signant de très longs textes expliquant pourquoi. Un téléflim et trois opéras ont été produits inspiré de Solaris, et il a tout haï. Lem s'explique en disant que ce qui l'intéressait était la planète et les univers étrangers, et que toutes les oeuvres adaptés ont inventé un côté humain, se sont même lourdement concentrées là-dessus, ce qui n'a jamais été son sujet. Lem était aussi physicien, alors toute la trame amoureuse des films, des oeuvres d'opéra, c'était du glaçage sucré nom bienvenue dans sa recette originale. 
Bien qu'il concède que ce soit de très belles oeuvres, elles étaient toutes très terre à terre et lui visait l'ésotérisme et la science.

Finalement Boris Vian haïr à en mourir face à l'adaptation de J'irai Cracher Sur Vos Tombes de Michel Gast.
Le livre, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan déroule son action aux États-Unis avec un noir albinos à la peau blanche. Vian n'a jamais pensé en faire un film. Quand on lui commande un scénario par contrat, il prend ses distances de ces gens et leur livre très très tard, et seulement lorsque la compagnie de film lui ordonne de le faire, 117 pages d'une histoire qui n'a rien à voir avec le livre original, pleines d'ironie, d'insolence et de bouffonneries.
Les dirigeants autour du film sont ne comprennent pas ce qu'il veut faire et lui indiquent qu'ils feront donc appel à des scénaristes extérieurs.
Le matin de la première avec l'équipe de tournage, Vian s'y trouve. Il a toutefois insisté pour que son nom n'y soit pas au générique, mais ne croit pas que les producteurs l'effaceront puisqu'il est populaire et vendra bien sur son seul nom.
Au générique d'ouverture, son nom est bien là, "inspiré de l'oeuvre de Boris Vian". Et sous scénario on lit deux autres noms que le sien.

J'ai duré 45 ans de plus que Bison Ravi


Vian se lève, crie "AH NON!" et est aussitôt foudroyé d'une crise cardiaque.
Qui le tuera.
À 39 ans. 
Traduire, cette fois, c'était mourir...