Dans cette exposition de la Tate Modern (jusqu’au 31 Août), je me suis en fait beaucoup plus intéressé à la rue qu’au studio, je le réalise. Et aujourd’hui, encore sous l’influence de l’exposition de Miroslav Tichý à Pompidou, j’ai relevé, parmi ces photographes, ceux dont la démarche est aussi de flâner, de dériver dans la ville et d’y capturer des photos de passants. Il y a bien sûr Jacques-Henri Lartigue et les belles dames du Bois, Joan Colom et les prostituées du Raval, Francis Alÿs et les sans-abris (Sleepers), Paul Strand et son objectif factice lui permettant de ne pas éveiller la méfiance des ses sujets, mais il y a bien plus, une vraie école de flâneurs subreptices aux photos volées.
Garry Winogrand se précipite dans les rues de New York l’été, il projette presque son corps et son objectif devant les jeunes femmes qu’il veut photographier : “Toutes les fois que j’ai vu une jolie femme, j’ai tout fait pour la photographier. Je ne sais pas si toutes les femmes dans mes photos sont belles, mais je sais que les femmes sont belles en photo. Je les photographie pour savoir à quoi elles ressembleront en photo.” Est-ce une passion pour les femmes ou une passion pour la photo ? Il y a dans ces photos de la série Women are Beautiful (New York) une tension, une pulsion vitale étonnantes.
Le précurseur est sans doute Henri Rivière et ses Scènes de la Vie Parisienne (1885-1895; ici, Un Couple rentrant dans un bâtiment public) : ses photos de rue sont parmi les premiers instantanés. Floues, mal cadrées, faites à la va-vite, avec les personnages sortant du champ, ses photos documentent plus ou moins le spectacle de la rue, mais surtout leur maladresse leur confère un charme, une étrangeté émouvante.
Walker Evans, dans la série Labor Anonymous, Detroit (1946; publiée dans Fortune Magazine) dissimule un appareil dans la rue, que la plupart des passants ne remarquent pas. Cette série donne un échantillonnage de gens ordinaires, allant au bureau ou à l’usine, se promenant en ville. Ce n’est plus le photographe qui flâne, mais ses personnages. Lui capture une tranche de réalité, dérobée, incongrue, à la différence, par exemple, de Joel Sternfeld qui s’équipe d’un tripode et d’une chambre pour photographier ses faux ‘Strangers, Passing’.
Et j’ai bien sûr été très sensible au travail d’Ed van der Elsken (retrouvé par hasard samedi au Musée van Gogh, avec la photo des tombes de Vincent et de Theo): en 1960, à Hong Kong il repère dans la rue une très belle jeune femme élégante en robe traditionnelle et il la suit dans la ville, la mitraillant. Paparazzo avant l’heure, mais pour une inconnue, qu’il sort ainsi de l’anonymat, dont il fait éclater la beauté. Six photos sont présentées ici (Young Woman in Cheong-San Dress). Bien sûr, le photographe est ici un voyeur agressif, qui ne se dissimule pas, un prédateur; bien sûr la jeune femme, d’abord amusée et flattée, se sent ensuite importunée et traquée (’tracking shot’, suivie à la trace). Mais il se passe ici quelque chose dans les rapports entre le photographe et son sujet, qui n’est plus du domaine de la drague ou de l’érotisme, quelque chose qui a à voir avec la quête éternelle pour la beauté. Comme dit Tichý, pour moi, la femme n’est qu’un motif.
C’est ainsi que de Saint-Aubin à Baudelaire, de Benjamin à Debord, de Fromanger à Tichý, le flâneur urbain, l’arpenteur devient photographe, captant le réel, la beauté fugitive qu’il perçoit dans ses dérives.