Nous sommes aujourd'hui à la veille de la naissance de l'amour pur.
Écoutons à ce propos, le verbe lent de Fénelon, qui montre une discontinuité du moi, une brisure de temporalité : " Je suis presque ce qui n'est pas. Je me vois comme un milieu incompréhensible entre le néant et l'être : je suis celui qui a été ; je suis celui qui sera ; je suis celui qui n'est plus ce qu'il a été ; je suis celui qui n'est pas encore celui qu'il sera ; et dans cet entre-deux que suis-je ? " Ce texte extrait du Traité de l'existence et des attributs de Dieu[2] marque la relativité de la position du sujet, la structure fondatrice de la "socialité" du soi, du soi-même comme être social, qui est aussitôt un " autre " ; ce soi-même comme un autre montrant que, dans tout rapport social, il y a une présence nécessaire d'autrui en soi et de soi à autrui.
C'est très certainement le fondement du rapport social de force nue, puisque l'amour pur place autrui comme condition sine qua non de mon déploiement. Ce dernier n'étant pas possible sans l'institution de l'étrangeté, de l'altérité, du sujet comme sa propre altérité. Telle est donc la modernité de Fénelon, qui écrit pour le temps que nous habitons.
Jésus à la naissance
Or, puisque je me prête à cet hommage à l'amour pur, sans cynisme bien sûr, ni pessimisme excessif, j'aimerais me demander de quoi souffre notre époque, qui manque tant d'amour ? En quoi est-elle indigne ?
Tout part, je pense, du silence de Dieu. De son silence, et des conséquences sur la morale de son absence. " Si Dieu n'existe pas, tout est permis ". Tout le monde connait cette exclamation d'Ivan dans Les frères Karamazov .
Mais qui a véritablement résolu le problème ? Sartre s'est félicité de l'absence de Dieu, et Nietzsche a à la fois pleuré et s'est réjoui en même temps de sa mort.
De l'injustice qu'il constate dans ce monde, il en arrive par révolte à nier Dieu, croyant pouvoir astucieusement redresser la Providence de son propre chef.
Pourtant, Raskolnikov n'est pas celui qu'il croit être. Il n'a rien d'humanitariste. Son forfait n'est pas le fait d'un grand homme mais plutôt celui de l'homme ordinaire qui a cherché à se démontrer, à travers son action, qu'il pouvait être un grand homme. Ses quelques réflexions à la fin du roman Crime et châtiment : " Les vrais grands hommes doivent, me semble-t-il, éprouver une immense tristesse sur terre " expriment en quelques mots toute la tragédie de l'homme qui s'est pris pour Dieu. Voilà, il est peut-être temps de méditer ces sages paroles qui nous viennent de Russie, il serait bien de les questionner à quelques jours de la nouvelle année qui vient.
Les frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski (1880)
En couverture : La Nativité d'Assise - Giotto
_________________________________________
[1] Édition du Seuil, 1990.
Salignac de La Mothe Fénelon, [2] Traité de l'existence et des attributs de Dieu.